18-12-2023 -------------------------------------------
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https://www.habiter-autrement.org/ > Utopies -------------------------------------- Les bonnes et les mauvaises utopies
L'humanisme et la Révolution
française
par Edgar Morin
Dix ans après la chute du communisme,
le sociologue Edgar Morin explore un monde sans Union soviétique,
distingue les bonnes et les mauvaises utopies, dessine les contours de
ce qu'il appelle la "société- monde" et explique pourquoi
l'islam intégriste ne durera pas plus que n'avait duré le communisme
stalinien.
"Le 25 décembre 1991, le
drapeau rouge qui flottait depuis soixante-quatorze ans sur le Kremlin
était amené. Ainsi disparaissait la première puissance communiste du
monde, qui a suscité l'enthousiasme de millions de gens sur la planète
et fait des millions de victimes. Dix ans après, le monde a perdu un pôle
de référence et de répulsion.
- Pour comprendre la situation présente,
dix ans après la disparition de l'URSS, il faut rappeler ce qu'a été
son implosion : la déchéance de l'économie bureaucratique de
l'Etat totalitaire est venue de l'intérieur. La réforme a commencé
avec Gorbatchev et a précipité, au sein même de la Russie nouvelle,
une sorte d'appel d'air dans lequel s'est engouffrée l'économie libérale.
Mais cette économie libérale, ou néo-libérale, ne s'est pas
seulement ruée dans l'ex-Union soviétique et dans toutes les démocraties
populaires. L'effondrement de ce modèle d'organisation de la société
a déconsidéré, par extension, tout ce qui était étatisé dans des
pays comme la France et dans à peu près tous les pays européens, avec
la vague de privatisations. C'est une répercussion profonde.
"Cette expansion mondiale d'un
modèle économique a été saluée par les technocrates, qui en sont
les porteurs, et facilitée par le développement de toutes les
nouvelles techniques de communication : le portable, le fax, évidemment
Internet. La conjonction de ces deux éléments a constitué ce phénomène
appelé "mondialisation", bien qu'on emploie le terme par
abus, car le phénomène de planétarisation a commencé au XVIIe siècle.
Il n'en reste pas moins que la conjonction dont nous parlons marque une
véritable étape.
"Cet effondrement a représenté
une grande perturbation pour ceux qui croyaient en une positivité de
l'Union soviétique. Pour tous ces croyants, la perte du modèle n'a
laissé qu'une négativité : celle exprimée à l'encontre des
Etats-Unis, du capitalisme, de "l'impérialisme". Cette négativité
est du reste beaucoup plus faible que la positivité soviétique,
puisque le marché, en tant que tel, n'est pas contesté. On dit :
il faut le limiter, le contrôler... mais on ne le met pas en cause. La
négativité portait sur le côté impérial des Etats-Unis. Beaucoup de
gens, pas seulement des supporteurs de l'URSS, mais des gens pensant
qu'il y avait quelque chose à tirer de cet héritage, se sont retrouvés
orphelins. Pas seulement les communistes.
"Les Etats-Unis forment un empire
très ambigu. Ce qui est curieux, c'est que, si l'on prend l'Empire
romain, qui est un empire né de la conquête la plus horrible, la plus
violente, il aboutit au bout de deux siècles à l'édit de Caracalla,
qui donne la citoyenneté à tous les habitants de l'Empire, quelles que
soient leur nationalité, leur ethnie. Or, pour les Etats-Unis, le
processus est inverse. Ils commencent par l'édit de Caracalla :
ils donnent à tous les émigrés, d'où qu'ils viennent, la nationalité
américaine, et sont en cours de vouloir se transformer en empire, sans
avoir la même rigueur que l'empire soviétique ou nazi. Bien entendu,
cet empire, surtout à l'époque de la guerre froide, a pu être très
dur. C'est pourquoi les tenants de la démocratie - la démocratie
est un thème sorti victorieux de l'effondrement du "socialisme réel"-
peuvent critiquer les limites de la démocratie américaine, mais ils ne
peuvent pas discréditer totalement le système américain.
"Le thème de la démocratie est
"porteur", il est très fort là où il y a la dictature, la
servitude, et pas de liberté. Dès qu'on acquiert un minimum de libertés,
cette démocratie-là paraît aussi banale que le pain ou l'oxygène.
- Une fois réalisée, la démocratie
n'est plus un projet...
- On peut dire : la démocratie
n'est pas assez étendue, ce qui est tout à fait vrai. Mais ça ne va
pas soulever les grèves et les grands espoirs. Dans ce nouveau contexte
où, apparemment, il y a hégémonie de cette mondialisation technique,
économique, occidentalisante, apparaissent en même temps des phénomènes
contraires. Ils avaient déjà commencé à se manifester, mais jamais
avec la virulence de ces dernières années. Ce sont les poussées
nationales ou nationales-religieuses. La fin du XXe siècle a été
marquée par l'échec de la transformation des empires en confédérations.
Et ces poussées, quand elles se réveillaient, avaient quelque chose de
très "vilain". Car elles se nourrissaient de souvenirs
d'atrocités commises pendant la seconde guerre mondiale, chez les uns
et chez les autres.
- Voire plus loin dans le passé.
- Cette aspiration à la nation
est un grand thème né en Europe dès le XIXe siècle avec les
nationalités, mais qui s'est répandu sur la planète. Dans le fond,
c'est le cadeau involontaire qu'a fait l'Europe dominatrice aux pays
colonisés. Alors que les grandes nations européennes étaient
multiethniques, faites de rassemblements successifs, on assiste
aujourd'hui à l'émergence de nations monoethniques avec souvent un
lien entre base ethnique et base religieuse. Double virulence. Le
communisme a été une religion de salut terrestre et, dans le vide qui
s'est créé, la nation constitue sa propre religion, avec son culte,
ses héros, ses cérémonies...
"Vous avez donc ce processus
mondial de dislocation, de balkanisation, où la seule exception est
l'Afrique du Sud. Je crois que, si le parti de Mandela n'a pas poussé
à la ségrégation, comme partout ailleurs, cela tient au fait qu'il a
gardé l'humanisme inclus dans l'héritage marxiste. Si Mandela n'avait
pas été communiste, il aurait été nationaliste noir. Il ne l'a pas
été parce qu'il a gardé un héritage humaniste et universaliste.
- Ce sont les restes de ce que
vous appelez la "positivité", non pas de l'Union soviétique,
mais du marxisme.
- Exactement. L'héritage du fond
humaniste d'où est issu le marxisme avec l'internationalisme et toutes
ces choses-là. En fait, il y a une désintégration de cet héritage
humaniste et universaliste qui, pourtant, était porté par des partis
très puissants, communistes et socialistes, qui, les uns et les autres,
se sont fait "bouffer" par la nation.
"Voilà donc des éléments
contradictoires : une évidente occidentalisation du monde et une
anti-occidentalisation non moins évidente, focalisant sur l'Amérique
les ressentiments qui se sont détournés d'une Europe un peu en
retrait. Un mouvement qui consiste à vouloir prendre de l'Occident les
messages de démocratie, droits de l'homme, droit des femmes, etc., et,
pour sauvegarder les cultures, les traditions, un contre-mouvement intégriste
non moins fort.
C'est un stade apparemment chaotique.
Quelque chose de nouveau est issu de cette mondialisation, laquelle
mondialisation techno-économique s'est doublée d'une mondialisation
des mafias. La mafia est un système mondial. Le terrorisme également.
En revanche, avec les ONG, nous voyons très bien des poussées de
mondialisation de mouvements féminins, de droits de l'homme, des
mouvements en fait néo-mondialistes. C'est une erreur d'appeler
"antimondialisation" tout ce qui s'est tramé à partir de
Seattle ou de Porto Alegre. C'est une autre forme de mondialisation. Mon
diagnostic est peut-être erroné, mais je dirais que, si la
mondialisation peut être considérée comme le stade ultime de l'époque
planétaire, qui commence au XVIe siècle avec la conquête, la prédation,
l'esclavage, aujourd'hui, la mondialisation est le stade premier de l'émergence
d'une société-monde, inégalement embryonnaire.
"La mondialisation territorialisée
avec la communication fait qu'il existe un territoire commun inconnu il
y a encore quarante ans. Il y a un réseau de communication permettant
de constituer une société-monde. Il y a une économie mondiale, mais
qui ne dispose pas des contrôles, des régulations, ni même d'une
orientation. Je crois que la crise de l'économie libérale a commencé.
Un peu partout, on reconnaît que les Etats peuvent jouer un rôle. Bien
entendu, il manque les institutions permettant de s'orienter vers une
société-monde. Il existe une tentative de créer des instances de décision
pour les problèmes fondamentaux : par exemple, pour le droit pénal
international ou les problèmes de la biosphère avec le protocole de
Kyoto. Ce qui est paradoxal, c'est que les Etats-Unis tantôt semblent
objectivement concourir à cette émergence d'institutions de régulation
mondiale, tantôt font tout pour l'empêcher. Ils jouent un rôle
ambivalent. D'un côté, Bush prêche la croisade, et, de l'autre, il va
à la mosquée...
- Cette contradiction existe
aussi dans les mouvements de la "néo-mondialisation", ce que
vous avez appelé une "internationale citoyenne en gestation".
- Ce mouvement pour une autre
mondialisation est en effet très hétérogène. En plus, il s'est fait
noyauter par différents groupuscules. Mais c'est quand même intéressant,
cet embryon de Tribunal international, cette histoire de Kyoto. Il y a
un territoire commun parce qu'il y a une communauté de destin. Le 11 septembre
est un élément qui, à la fois, devrait intégrer les Etats-Unis dans
la communauté de destin, puisqu'ils se sont montrés vulnérables, et,
en même temps, faire penser que nous sommes tous embarqués sur le même
bateau. En faveur de cette idée de citoyenneté de la planète, nous
voyons ces mouvements d'avant-garde, les ONG, Médecins du monde,
Greenpeace, etc. Il est, en revanche, curieux que la gauche socialiste,
d'où est né l'internationalisme, soit tout à fait balbutiante devant
cette situation. Peut-être n'a-t-elle aucune perspective politique ?
Peut-être est-elle complètement déphasée et n'a- t-elle plus rien à
dire ?
"Al-Qaida est un élément
nouveau de cette société-monde. Car c'est non territorial, c'est planétairement
ramifié et cela devrait conduire à opposer l'idée d'une politique de
la civilisation à l'idée de guerre des civilisations. Des Etats-Unis
plus rooseveltiens auraient pu pousser dans cette idée néo-universaliste.
- Avec l'Union soviétique, il y
avait une territorialisation de l'idéologie internationaliste. Etait-il
nécessaire qu'avec l'effondrement de l'URSS, c'est-à-dire de
l'organisation, s'effondre aussi la foi ?
- Le phénomène d'érosion de la
foi avait commencé dans beaucoup de régions, dont la nôtre, dans les
années 1970, au moment où le message dissident, à l'époque du
Goulag, de Soljenitsyne, s'impose. Un changement s'opère dans une
grande partie de l'intelligentsia française comme dans d'autres pays.
C'est l'époque où la Chine se ridiculise avec l'histoire de la
"bande des quatre", projet grandiose du socialisme qui prend
un aspect absolument grotesque ; cela va être suivi par le
post-maoïsme qui prosaïse la Chine à l'égard de ses anciens
admirateurs ; le Vietnam, objet de tant d'enthousiasmes, suscite
des désillusions ; le Cambodge devient un monstre ; quant au
petit paradis de Castro, il faut être drôlement anti-yankee pour
continuer à y croire... Le lent dépérissement de la religion
communiste était en marche, l'implosion finale, celle de l'URSS, donne
le coup de grâce.
"Il y a même un rejet du
marxisme, qui ennuie parce qu'il ne répond plus à une foi. Je n'exclus
pas qu'à partir de Marx on puisse ressusciter une nouvelle foi. Il y a
eu dans le passé plusieurs "retours à Marx", pas
toujours très réussis. Il y a eu le marxisme qui attendait le salut
des prolétaires. Etant donné que les prolétaires industriels ne
faisaient pas le boulot, on s'est tourné vers les prolétaires du
tiers-monde, qui, en fait, ne répondaient pas à l'appel prolétarien
mais à l'appel ethnique et national... La crise du marxisme semble très
profonde, mais Marx va ressortir. Est-ce qu'un nouveau mouvement pourra
faire une sorte de synthèse en prenant des éléments de Marx et
d'autres choses ? On ne sait pas. De toute façon, il y a le vide.
Depuis longtemps, la social-démocratie s'était vidée de toute
substance onirique. Le communisme, le trotskisme, ce sont des résidus.
- Vous avez été membre du Parti
communiste et vous avez vécu un moment d'harmonie...
- Non, non !
- ... jusqu'en 1945, un moment
d'harmonie intellectuelle et idéologique ?
- Jusqu'à la Victoire, oui.
- Jusqu'au moment où vous vivez
l'explosion de toutes ces certitudes ?
- Pas seulement l'explosion. Je
me suis dit : "Puisque je me suis trompé, d'où viennent ces
erreurs ?" A ce moment-là, je me suis posé le problème de
la prolifération des erreurs et des illusions, pas seulement chez moi,
mais chez les humains, et cette idée m'a poussé à faire la... Méthode,
c'est-à-dire non pas "ne jamais se tromper" mais
"comment accepter de lutter contre l'erreur et l'illusion". Il
y en a quelques-uns comme moi, nous avons pensé pendant la guerre que
la démocratie était incapable d'apporter quoi que ce soit. Pourquoi ?
Parce qu'on a vécu, avant la guerre, la crise de la démocratie en
France, le 6 février 1934.
- A l'époque, vous étiez
adolescent ?
- Oui, mais, à ce moment-là, la
politique est entrée dans nos classes. Je n'étais pas communiste, j'étais
plutôt du côté anarchiste, trotskiste ! Je connaissais tous les
arguments sur les procès de Moscou. L'illusion que j'ai eue, comme
certains de mes amis, était de croire que "tous les vices de
l'Union soviétique venaient de l'encerclement capitaliste", ou
que nous avions affaire à la ruse de la raison qui avait déjà dit,
avec Hegel : "Napoléon croit conquérir l'Europe, mais, en
réalité, il apporte le droit civil." Tout cela fonctionnait
bien jusqu'à la Libération, et puis ça a cessé avec le jdanovisme
intellectuel et la guerre froide. Et, surtout, mon dégoût a été
provoqué par les procès Slansky et Rajk. Après 1948, je n'avais pas
repris ma carte du parti, mais je n'osais pas dire que je l'avais quitté.
Je m'étais émigré à l'intérieur et je n'osais pas sortir du cocon.
Puis un jour j'ai été exclu. Je suis allé à cette réunion comme un
bœuf va à l'abattoir. Je n'ai pas osé dire : "Mais,
camarades, je ne suis plus membre du Parti, je n'ai pas ma carte !"
- La particularité du mouvement
communiste ne tenait-elle pas dans une coïncidence entre l'idéologie,
la religion, l'Etat, le parti, une nation au moins en formation, un
empire ? Même si l'on revient au marxisme, il est très peu
probable qu'on retrouve la conjonction de tous ces éléments.
- Exactement. Car le
pseudo-marxisme de l'Union soviétique a réussi ce paradoxe : tout
en s'engloutissant dans l'Union soviétique, dans la nation russe et même
dans la nation soviétique en formation, il gardait un aspect
internationaliste. L'international travaillait au profit de l'URSS ;
l'URSS, elle-même, était supposée travailler au profit des prolétaires
du monde entier. Il y avait partout une sorte de double identité. Dans
la Résistance, nous avons vu cela : on pouvait être patriote et
partisan du communisme soviétique.
- On pouvait être résistant
français, militant antifranquiste, guérillero angolais ou latino-américain,
rebelle philippin ou indonésien, et s'appuyer sur un même pôle de références
idéologiques, et bénéficier du soutien, plus ou moins affirmé, de
l'Etat soviétique, de l'Organisation centrale.
- Et tout cela se disloque... La
désintégration de la religion terrestre qu'a été le communisme cède
la place à un élan vers des religions anciennes, la formidable
renaissance de la religion orthodoxe en Russie et la montée de l'islam.
C'est un retour à l'identité religieuse et/ou ethnique - avec des
poussées fortes. La crise d'une religion de salut terrestre, la peur de
perdre une identité dans un processus d'homogénéisation, à la fois réel
et imaginaire, plus la perte du futur, c'est-à-dire de toutes les
grandes espérances que pouvait apporter l'idée de progrès occidental,
et l'échec, dans tous ces pays, de tous les modèles de développement,
tout cela provoque un retour vers le passé, surtout quand le présent
est un présent d'angoisse ou de frustration. En Europe occidentale,
peut-être parce que les angoisses et les frustrations sont moindres, il
n'y a pas ce phénomène. Encore que la religion se porte bien, mieux
que l'institution religieuse...
"N'empêche que le vide reste.
Dans le monde islamique, beaucoup ne veulent ni du fondamentalisme ni de
l'imitation stricte de l'Occident ; le monde de l'islam est aussi
dans ce vide.
- Il n'y a plus d'utopie ?
- Beaucoup disent que les grandes
causes, c'est terminé, et que nous avions de la chance, car, de notre
temps, il y avait des grandes causes.
" Mais, aujourd'hui, c'est l'époque
de la plus grande des causes : il y a un problème de vie ou de
mort pour l'humanité. La grande cause, c'est de civiliser la terre, ce
que j'avais appelé Terre-Patrie. Mais cela ne prend pas.
- Cela ne prend pas... de forme
militante ?
- Non, cela ne prend pas. Il n'y
a pas de cristallisation mentale. On ne sent pas assez que nous sommes
tous liés par cette communauté de destin, par cette unité humaine à
travers nos différences. Ce n'est pas vécu. Je suis frappé de voir ce
vide, et en même temps la présence potentielle d'une cause formidable
qui n'est pas assez vécue, pas assez ressentie.
- L'effondrement du marxisme
n'est-il pas une mise en garde contre toutes les utopies ?
- Oui. J'avais un ami de l'époque
soviétique qui me disait, en 1988 : "On a chez nous réalisé
la perfection, le socialisme de caserne."L'utopie du socialisme
de caserne ! Je ferais la différence entre la bonne et la mauvaise
utopie. La mauvaise utopie est celle qui prétend apporter l'harmonie de
tous, la transparence totale.
- ... la transparence absolue de
l'homme désaliéné.
- Voilà. Il est évident
qu'imposer par la force cette conception conduit à l'horreur ! La
mauvaise utopie est celle qui prétend réaliser le bonheur. Une bonne
utopie est une utopie civilisatrice, les pieds sur terre. Puisque les
Etats nationaux ont réussi à liquider les guerres entre les féodaux,
l'Europe peut réussir à surmonter des siècles de guerre ! Utopie
d'une paix générale, pas comme Kant, qui parlait de paix perpétuelle,
il n'y a plus de perpétuité... La bonne utopie, c'est une chose qui
n'est pas réalisable pour le moment mais qui a une possibilité dans le
réel. "Que tous les humains puissent manger à leur faim",
cela me semble une utopie très correcte. Avec ou sans OGM, c'est tout
à fait réalisable.
- Il n'y a pas d'organisation
structurante pour cette utopie positive ?
- Non. Il est difficile de
trouver une structure. A Seattle comme à Porto Alegre, ils ont compris
qu'il fallait une réponse mondiale à un défi mondial. C'est très
bien. Mais lier des gens qui, quand même, ont des intérêts
fondamentaux différents, Africains, Européens, etc., c'est difficile !
L'idée de la nécessité de civiliser la Terre, d'en faire une patrie,
voilà ce qui manque. J'ai cette idée, et c'est parce que je l'ai que
je sens que ça manque.
- Même chez ceux qui ressentent
ce manque, la fin de l'URSS a tué la croyance dans une structure
totalisante ?
- Oui, c'est sûr. D'ailleurs,
ceux qui pensent en termes néo-mondialistes, ce ne sont pas des gens
qui aspirent à un Etat mondial et à un gouvernement mondial.
L'aspiration est plutôt une forme de confédération mondiale, avec des
instances diverses pour des problèmes fondamentaux, l'ONU pour régler
les conflits, qu'elle ait une force pour s'interposer, par exemple,
entre Israël et la Palestine. On a besoin que l'écologie ait une
instance de décision pour la biosphère, une autre pour contrôler la
destruction de toutes les armes nucléaires, etc. C'est cela qui fait
besoin, je crois même qu'il serait mauvais de souhaiter un super-Etat.
- Il y a doute non seulement sur
la foi, mais sur l'institution ?
- Nous sommes dans une époque où
il n'y a pas eu seulement les organisations totalitaires, c'est-à- dire
soudées par un contrôle policier très strict. Vous avez aussi
l'organisation bureaucratique et technique, dont on ressent les effets
pervers. Chacun est dans une alvéole hyperspécialisée. Mais, là
encore, l'ouverture du marché mondial oblige un certain nombre
d'entreprises à se poser les problèmes de la complexité. Il faut
avoir des stratégies, pas des programmes rigides. Tout cela est très
timide, mais je crois quand même qu'il y a une réaction
antibureaucratique.
- La découverte de la complexité
est aussi la découverte des contradictions qui ne se résolvent pas
dialectiquement...
- Qui ne se résolvent pas par
une synthèse !
- Restent des contradictions.
- Qui peuvent être aussi
productives parce qu'on peut dire qu'une démocratie, c'est le choc des
opinions qui peuvent produire quelque chose. Je suis persuadé de ce que
dit Pascal : "Le contraire d'une vérité profonde, c'est
une autre vérité profonde." Dans les thèses de nos ennemis,
il y a une vérité. Proust disait que dans l'antisémitisme il y a une
vérité devenue folle. Voilà ce qu'il faut essayer de voir.
- Le fondamentalisme islamique
peut-il prendre la place de la religion, laissée vide par le soviéto-marxisme ?
- L'islam s'est montré
historiquement beaucoup plus tolérant que le christianisme ; le
christianisme a exclu l'islam et même les juifs, alors que l'islam a
toléré chrétiens et juifs, pas seulement en Andalousie, mais dans
l'Empire ottoman, pendant des siècles. Ce que n'a pas vécu le monde
islamique, ce sont ces siècles qui ont permis au monde européen chrétien
de rejeter le christianisme vers la sphère privée et de créer un
espace de laïcité qui, par la suite, a produit de la pensée, de la
philosophie, de la politique et de l'Etat. C'est cela qui a manqué à
l'islam, à l'exception de la Turquie.
- La modernité, c'est justement
cette séparation de la religion et de l'Etat ?
- La modernité est difficile à
définir, mais, historiquement, c'est un des éléments, un autre étant
la croyance au progrès. Ce sont des éléments de la modernité qui ne
fonctionnent plus ; ils sont valables mais ils sont en crise.
- N'y a-t-il pas dans l'islam
politique certaines des composantes qui ont fait le succès de l'URSS,
la capacité de créer une surréalité, à laquelle les gens finissent
par adhérer, une sorte de schizophrénie, un système qui fonctionne en
dehors de la réalité ?
- A mon avis, c'est une forme très
provisoire. Regardez le cas de l'Iran, qui a subi un régime très dur.
La société civile, parce qu'elle n'est pas organisée politiquement,
vomit le système à la base. Les femmes ne sont plus voilées, elles
commencent à se farder, les étudiants, les jeunes manifestent... J'en
arrive presque à un paradoxe : de même que l'expérience du
communisme stalinien a été profondément libératrice pour cesser de
croire à cette illusion, de même que ceux qui l'ont vécue ont été
les plus désabusés, de même l'expérience de cet islam intégriste ne
peut pas, à mon avis, durer. Ne serait-ce qu'à cause des formidables
aspirations de la jeunesse qui vit dans un bain de culture planétaire.
Et vous avez le problème des femmes. Regardez en Afghanistan !
"Une idée intéressante, qui
aurait pu être féconde, encore qu'elle fût une idée de Ben Laden, c'était
de reconstituer le califat, c'est-à-dire un vaste espace de
civilisation islamo-arabique, qui, par là même, aurait surmonté les
différences nationales. Un peu comme pour l'Europe. Sur la base du
"benladénisme", c'est évidemment épouvantable. Mais il y a
quelque chose de fécond dans l'islam, dans une perspective éventuellement
démocratique, c'est l'idée d'"ouma", cette communauté
des croyants. Si vous la "débenladénisez", cela ne me semble
pas a priori une idée négative. Je suis pour les grandes confédérations.
- En 1990, parlant de l'URSS,
vous écriviez : "Le legs du XXe siècle annihile le
pseudo-avenir radieux (...). Le message réconfortant de
l'avenir, c'est que l'avenir radieux est mort."
- Même l'Occident ne peut
apporter d'avenir radieux.
- C'est aussi la fin de la
croyance dans le progrès de l'histoire.
- Moi, je crois en des possibilités
de progrès humain. Mais un progrès, même établi, n'est jamais irréversible.
Dans les pays d'Europe, la torture avait été éliminée à la fin du
XIXe siècle et, au XXe siècle, on a torturé un peu partout.
Je crois qu'un progrès peut être régénéré. Je crois que l'humanité
peut arriver à un stade meilleur ou moins mauvais. En réalité, la
crise du progrès commence déjà dans les années 1970, et la crise du
communisme commence aussi à cette époque.
- Qui a gagné ?
- C'est l'humanisme et c'est la Révolution
française. Elle a battu la Révolution russe à plate couture."
Propos recueillis parAlain Frachon et
Daniel Vernet
EDGAR MORIN
Né le 8 juillet 1921, à
Paris, dans une famille juive émigrée de Salonique. Résistant, Adhère
au Parti communiste français en 1942. S'éloigne dès 1948 et est exclu
en 1951. Sociologue. Se définit comme un "braconnier des
savoirs". Entre au CNRS en 1950. Vingt ans plus tard, il est
directeur de recherche. Enseigne aux Etats-Unis et en Amérique latine.
Bibliographie L'An Zéro de l'Allemagne,
La Cité universelle, 1946 ; L'Homme et la Mort,
Corréa, 1951. Le Cinéma, ou l'homme imaginaire,
Minuit, 1956. Autocritique,
Julliard, 1959 (réédité au Seuil en 1991). Introduction à une politique de
l'homme, Seuil, 1965. Le Vif du sujet,
Seuil, 1969 (épuisé). La Rumeur d'Orléans,
Seuil, 1969 (épuisé). Le Journal de Californie,
Seuil, 1970 (épuisé). Le Paradigme perdu : la nature
humaine, Seuil, 1973. L'Esprit du temps,
Grasset, 1975. La Vie de la vie,
Seuil, 1980. Pour sortir du XXe siècle,
Fernand Nathan, 1981 (épuisé). Science avec conscience,
Fayard, 1982 (épuisé). De la nature de l'URSS. Complexe
totalitaire et nouvel empire,
Fayard, 1983. Le Rose et le Noir,
Galilée, 1984. Sociologie,
Fayard, 1984. Penser l'Europe,
Gallimard, 1987. Vidal et les siens,
Seuil, 1989 (avec Véronique Grappe-Nahoum et Haïm Vidal Sephiha). Introduction à la pensée complexe,
ESF éditions, 1990. Terre-Patrie,
Seuil, 1993 (avec Anne-Brigitte Kern). Mes démons,
Stock, 1994 (épuisé). Une année Sisyphe, Journal de la
fin du siècle, Seuil, 1995. Une politique de civilisation,
Arléa, 1997 (avec Sami Naïr), 252 p., 16,77 € (110 F). La tête bien faite,
Seuil, 1999, 154 p., 14,94 € (98 F). Les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation
du futur, Seuil, 2000, 142 p.,
14,48 € (95 F). La Méthode,
Seuil, le premier tome est paru en 1977, le cinquième au mois de
novembre 2001. L'humanité de l'humanité,
300 p.,
21,50 € (141,03 F). Une biographie "intellectuelle"
d'Edgar Morin vient de paraître également aux éditions du Seuil :
Le Fil des idées, de François Bianchi, 414 p., 19 €
(124,63 F). • ARTICLE PARU DANS
L'EDITION DU 23.12.01 du Monde -------------------------------------------
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