18-12-2023 |
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L'histoire du squat
Mémoire de fin d’étude (98-99)
Pour l’Institut Supérieur d’Architecture Saint-Luc Association 321 logements Droit au logement
I. Introduction Avant
de décrire le but de ce mémoire, nous voudrions expliquer brièvement
le cheminement personnel que nous avons effectué au long de ces deux
dernières années pour en arriver à nous intéresser à la thématique
des squats. II. Définition Petit
Robert : III. L'histoire du squat Le but de cette présentation historique est de dévoiler les différentes places occupées par le squat dans l'actualité sociale. Comme nous le verrons, l'histoire du squat semble divisible en deux grandes périodes dont les années 70 sont la charnière. Les formes de squat de la première période laisseront à l'histoire une importante contribution à l'élaboration du droit au logement. Les squats des années 80 à nos jours articuleront, eux, des revendications à vivre autrement. 1. A l'origine Comme nous l'avons vu dans la définition d'un squatter, le squattage est une pratique ancienne. Le même nom de squatters, aurait également été donné aux éleveurs de moutons australiens qui au XIXe siècle occupaient illégalement des prairies. L'utilisation du terme squatter remonte donc officiellement à 1835. A notre avis, le phénomène est beaucoup plus ancien, probablement aussi vieux que la ville et les premières formes de socialisation systématique du paysage par une structure étatique. Nous croyons que l'éleveur australien, le pionnier de la conquête de l'Ouest sont particulièrement identifiables en tant que squatters parce qu'ils squattèrent des terres à peine socialisées dans un contexte de colonisation sauvage. Le jeune Etat américain, à travers les structures légales et économiques visant à organiser la colonisation n'évita ni l'extermination des populations et des cultures indigènes, ni l'exclusion et la condamnation de certains membres de sa propre société. En effet, l'arrivée massive de caravanes de Pionniers par les deux, trois pistes tracées, dans les territoires de l'Ouest rendit difficile l'intégration sociale et économique de beaucoup d'entre eux. En 1835, la colonisation expansive de l'Ouest, après une longue période de découverte, n'en était encore qu'à ses débuts, toutefois, le Mythe de la terre promise, rendu très populaire dans l'Est Américain et en Europe grâce aux nouvelles voies de communications, ne fut qu'un leurre, car beaucoup de Pionniers arrivèrent dans une réalité féroce et violente, basée sur le profit et l'exploitation. Après avoir tout quitté et entrepris un voyage pénible et sans retour, quel choix reste-t-il pour celui à qui on refuse un titre légal ? Illégalement rejoindre "les misérables cabanes des grandes plaines ou les sinistres banlieues ouvrières des grandes villes" [1]. 2. Dans l'Europe industrielle du XIXieme SIèCLE et du début de ce siècle Le squat est aussi évoqué, par Alain Coteau dans le cadre de ces recherches sur les entreprises du siècle dernier, comme une forme potentielle de résistance menée par les ouvriers français de cette époque, en dehors du champ du travail. Il était apparemment fréquent que des locataires s'en aillent en l'espace d'une nuit, sans laisser d'adresse. Il parle de "déménagements à la cloche de bois" ou de "déménagement à la Saint-Pierre". "On peut penser que ces attitudes étaient liées au taux élevé des loyers des habitations ouvrières." [2] Un tel déménagement était facilité par le caractère rudimentaire du mobilier ouvrier de l'époque. Une brouette et l'aide de quelques compagnons suffisaient pour réaliser la manœuvre. Le squat était donc au centre d'un réseau local et informel d'entraide dans le contexte de la lutte de classes qui opposait la classe laborieuse exploitée, physiquement et mentalement affaiblie, à la classe dirigeante en plein essor de pouvoir. Nous n'avons pas pu trouver d'indication précise concernant l'endroit où ces travailleurs trouvaient refuge après leur déménagement. Nous supposons qu'ils abusaient de l'hospitalité de collègues vivant dans les mêmes conditions, où investissaient un autre taudis laissé vacant. Nous sommes en tout cas persuadés que leur cadre de vie ne devait pas s'en trouver amélioré, pas au-delà des possibilités offertes par la maigre épargne réalisée temporairement sur leur loyer en tout cas. Ils restaient donc sûrement figés dans l'insalubrité de leur cités industrielles. La fin du XIXe siècle verra naître des associations d'entraide et d'autodéfense plus organisées. L'industrie se développait et avec elle les syndicats de travailleurs. "L'un des premiers, (le syndicat Raffut de Saint Polycarpe), sera créé par Georges Cochon et se fixera pour tâche la lutte contre les expulsions et les propriétaires abusifs."1 Les deux premiers véritables squats lancés par Georges Cochon sont des concepts forts qui devraient sensibiliser les architectes. En 1912, après l'expulsion d'une famille de huit enfants, le syndicat se mobilise et élabore rapidement une maison préfabriquée. "Une nuit, en l'espace de treize minutes, ils l'installèrent au beau milieu des jardins des Tuileries. Puis se furent la cour de la chambre des députés, l'hôtel de ville, la caserne du Château-d'eau, à l'assaut de laquelle Cochon partit à la tête de 15000 fédérés. (...) Sans parler des maisonnettes exposées au Grand Palais lors du Salon de l'habitat que Cochon remplit de nécessiteux : Vous avez créé ces maisons, j'ai inventé la façon de s'en servir"2 Ces exemples, les plus anciens cas concrets que nous ayons recensés, sont bien sûr un symbole de contestation, plus qu'une forme réelle d'occupation. Ils nous permettent cependant de démontrer que l'objet de la contestation ne porte pas (tant) sur l'état innommable du parc ouvrier, mais directement sur la politique immobilière. La critique formulée par Georges Cochon semble être adressée aux architectes : "Vous avez créé ces maisons,...". Après réflexion, nous concluons qu'elle est plutôt destinée aux dirigeants industriels ou aux Etats, qui commandent ces maisons et les exploitent. Mais quelle est alors la place de l'architecte dans ce conflit ? Assurément à une place bien confortable, assis quelque part entre le Capital et les grands constructeurs de la modernité. Notre but, ici, n'est pas de comprendre le pourquoi de l'architecture du XIXe siècle, ni des grands modèles urbanistiques que certains architectes proposèrent à la société industrielle du début du siècle. Notre but est seulement de saisir le lien qu'il peut y avoir entre les idéologies architecturales et urbanistiques et la nature des revendications révolutionnaires des squatters d'aujourd'hui que nous expliquerons en détail dans les chapitres suivants. Le XIXe siècle voit naître la prise de conscience de soi de la société industrielle et la première forme de remise en question de ses réalisations. Ce sont les grands penseurs du XIXe siècle, tel Engels, Proudhon, Marx, Ruskin, ..., qui fondèrent ce que Françoise Choay appelle le pré-urbanisme, ces modèles qui serviront de modèles aux différentes idéologies urbanistiques. Nous nous intéressons principalement à Engels. Il est le seul avec Marx à fonder une critique sans modèle et en ça, ils sont les deux représentants majeurs du "pré-urbanisme sans modèle"1. Après avoir formulé dans sa jeunesse une critique impitoyable de la misère du prolétariat urbain, Engels s'attaque, trente ans après, "non plus à la question de fait, mais aux solutions pour y remédier" [4]. Il refuse les modèles des socialistes-utopistes, car leur pensée en matière de logement est assimilée à celle des capitalistes exploitants du prolétariat. Il dénonce aussi le caractère paternaliste de Proudhon et de certains bourgeois libéraux devant la question du logement. Engels prend au contraire "vigoureusement parti pour des solutions provisoires et pragmatiques : le logement n'est, à ses yeux, qu'un aspect partiel d'un problème global dont il ne peut être dissocié et que, seule, l'action révolutionnaire permettra de résoudre. (...) et il refuse radicalement de séparer la question du logement de son contexte économique et politique" [5]. L'idéologie urbanistique qui s'inspire de Engels et de Marx, ne peut donc être qu'une idéologie sans modèle. Françoise Choay identifie deux idéologies qui furent inspirées de ces deux sans-modèles. Le communisme et l'anarchisme. Ces idéologies urbanistiques furent toutes deux confrontées à un échec. Le communisme ne reprit les positions d'Engels que très brièvement après l'Octobre Rouge et "les dirigeants de l'Union Soviétique comme ceux de la Chine populaire seront, lorsqu'il s'agira d'édifier des villes neuves, aux prises avec des modèles et soucieux de typologie" [6]. La mise à mort de cette idéologie urbanistique communiste fut donc commandée par l'explosion démographique et la centralisation de la population, conséquence de l’expansion industrielle. Cette idéologie ne peut donc pas s'associer facilement à la création a priori, que nécessite toujours la construction (de villes nouvelles mais aussi, à bien y réfléchir, de bâtiments neufs). Elle doit au contraire, agir au présent, dans un processus de transformation de l'existant. Pour le dire dans le langage actuel, en matière de logement cette idéologie n'est viable que dans le domaine de la réhabilitation. Nous y reviendrons longuement en parlant des squats actuels. L'anarchisme, lui n'a jamais constitué une perspective urbanistique significative ou même respectée. Les fondateurs de ce mouvement politique se réorientèrent politiquement (Proudhon), furent exclus de la Première Internationale par Marx (Bakounine), et furent persécutés à travers toute l'Europe (Kropotkine). L'idéologie anarchiste, brimée politiquement, fut toujours très présente dans le champ culturel. Le signe A est de nos jours aussi populaire que la croix catholique ou que le Yin et Yang. Nous évoquerons l'anarchie lorsque nous définirons la valeur d'opposition culturelle des squatters actuels notamment en Espagne. Kropotkine, révolutionnaire et anarchiste russe, mourra avant d'achever l'écriture d'un recueil intitulé L'éthique (précédé d'un autre intitulé l'entraide). Ce genre de vocable nous semble être d'une extrême importance dans le domaine actuel de la participation et de la réhabilitation. Nous venons d'identifier les deux mouvements politiques qui articuleront plusieurs vagues de squatters après mai 68 et influenceront le discours actuel de la réhabilitation. Il nous reste encore à définir les motivations des squatters de la modernité. Nous le verrons, l'histoire résumera les motivations de ces derniers à une revendication pour un espace de vie physiquement sain et économiquement assumable. 3. A la libération La guerre a considérablement affaibli les nations. "Au total, c'est peut-être 50 ou 60 millions d'êtres vivants qui ont disparu dans la guerre de 1939-1945." [7] Des centaines de villes et campagnes se sont retrouvées, physiquement défigurées. "Les bombardements stratégiques ont détruit ou endommagé des millions d'habitations : 20% en France et aux Pays-Bas, 30% en Grande-Bretagne, 40% en Allemagne. La pénurie des transports aggravait les conditions du ravitaillement des villes et des régions spécialisées en cultures industrielles ou en vignobles. Seules subsistaient les relations ville-campagne fondées sur le troc, de sorte que partout la famine était menaçante." [8] Avec la désorganisation de la société, beaucoup de gens se sont retrouvés précarisés, livrés à eux-mêmes. Dans cette Europe déstructurée se sont petit à petit tissé des liens de solidarité, d'aide aux démunis.
En France, "la Confédération nationale du logement, le Mouvement populaire des familles ou l'Abbé Pierre feront du squat un moyen de mettre en évidence la contradiction entre un parc de logements vides et une masse de sans-abri." [9] Ce sont les éléments déclencheurs de la lutte moderne pour le respect de l'article ? de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme : "Le droit au logement pour tous" [10]. "Par une ordonnance du 19 octobre 1945, le gouvernement français institue le droit de réquisition des logements vacants ou inoccupés au profit des familles sans logis. Mais cette réquisition ne peut être prononcée qu'après une enquête assez longue : ce temps sera presque toujours mis à profit par le propriétaire pour faire échouer la procédure. C'est peut-être à Marseille que l'inefficacité de la loi est la plus évidente : en un an, l'Office municipal du logement avait été saisi de 76000 demandes; 2200 dossiers furent retenus ce qui aurait du conduire à la signature de 2200 arrêtés prononçant les réquisitions. Or, pas une seule ne fut appliquée. Le MPF, mouvement populaire des familles, fut à l'origine du mouvement des squatters. Celui-ci préconisait l'occupation des maisons vides comme forme d'action directe face à l'échec de leurs interventions et démarches légales auprès des instances officielles régionales et nationales pour reloger les familles sans logis." [11] Ce mouvement démarra en octobre 1946 à Marseille et se répandit dans toute la France. "Ses résultats sont impressionnants : on cite le chiffre de 1700 familles relogées, soit 10000 personnes environ, par une action directe ou par une simple pression légale ." [12] Le squat permit à ces familles d'éviter l'assistance publique à leurs enfants (le fait est d'importance).
Mais dès 1948, "coïncidant avec le départ des ministres communistes du gouvernement, une vague de répression s'abat sur le mouvement des squatters de l'après-guerre. Aux heurts avec la police succéderont les inculpations pour bris de clôture et violation de domicile. Les tribunaux n'hésiteront pas à distribuer amendes et peines de prison. Un tribunal trouvera spirituel d'inclure dans un jugement cette phrase : Inflige au prévenu une amende qui grossira les ressources de l'Etat pour la construction de logements." [13] Cette politique est claire : Déshérité de guerre ou non, le droit au logement se paie ! 4. Hiver 54 L'Abbé Pierre, cependant, parvint encore à imposer quelques opérations d'occupation illégale (ce pour deux hivers seulement, en 54-55). En effet, "les squats de l'Abbé Pierre seront vite anéantis par la réalisation de sa revendication : la création de cités de transit. Le dérivatif d'origine charitable a permis objectivement d'éluder la question du logement des ouvriers" [14] en mettant en avant les conditions de vie extraordinaires des plus miséreux. D'après cette citation, la responsabilité de l'Abbé Pierre est énorme; c'est lui qui aurait permis au capitalisme d'ordonner, en âme charitable, des solutions urbanistiques fidèles à sa devise : hygiéniste, expansionniste et rentable (à court terme et sans le souci d'un après). En effet, il fut probablement un relais médiatique de très bonne augure pour les gouvernants, qui eurent l'honneur (avec les architectes) de laisser à la France son inépuisable patrimoine de cités-banlieues, de triste réputation internationale. Notre époque est celle qui vit et exprime après coup, le malaise de ces cités de transit, de la "zone" [15]. Les pays industrialisés, et surtout la Belgique, connaissent une telle densité d'espace construit, socialisé, capitalisé que la distinction entre ville et campagne n'y est plus claire. La conurbation sature le paysage et l'Abbé Pierre ne trouverait plus guère de place pour de nouvelles cités de transit pour nos mal-logés. Dans un monde entièrement construit, la question de la réhabilitation devient centrale, réellement politique. L'Abbé Pierre n'est pas mort et aujourd'hui contre-attaque. Il exige à nouveau l'application de la loi de réquisition pour venir en aide aux plus démunis. Il évoque même une situation d'urgence au moins égale à celle de l'après guerre. La lutte pour le droit à un logement décent pour tous est donc continue et s'intègre petit à petit à la politique de la réhabilitation. Cette lutte s'exprime d'ailleurs aujourd'hui, de façon significative à Liège dans les actions de Germain Dufour. Nous y reviendrons. 5. Les mouvements de squatters dans les années 70 Ce n'est qu'après mai 68, avec le développement de multiples luttes urbaines s'appuyant sur des minorités et généralement impulsées par des militants de groupes d'extrême gauche, qu'un nouveau mouvement significatif de squatters put apparaître. En 1971, les casernes du domaine militaire désaffecté de Christiania furent envahies par les squatters de Copenhague. Après bien des heurts et malheurs, ce quartier existe toujours. Une dizaine d’années après l’action contestataire des provo’s (65-67), apparaissent à Amsterdam, les krakers qui investissent des bâtiments abandonnés aux abords du palais du Dam. Ils sont soutenus dans leur lutte contre les autorités par la très influente Radiostad de la capitale. "Entre janvier 1972 et janvier 1973, plusieurs centaines de mal-logés de la région parisienne ont occupé illégalement et publiquement plus d'une dizaine d'immeubles vides, près d'une cinquantaine d'appartements ou de pavillons vacants. Le mouvement d'occupation des maisons vides fut organisé puis soutenu par des militants du Secours Rouge." [16] "Les pouvoirs publics vont multiplier les expulsions en août et septembre 73, ce qui marque la fin du mouvement des squatters, même si, en banlieue, quelques occupations se produisent ça et là. (...) Sur le plan politique, les comités de squatters qui avaient été organisés pour chaque occupation, ont disparu à la fin du mouvement ; la plupart des comités du Secours Rouge qui soutenaient la lutte vont se diviser ou disparaître et de fait, la fin du mouvement des squatters annonce l'auto-dissolution de cette organisation d’extrême-gauche." [17] L'étude chronologique de l'histoire du squat, que nous sommes en train d'établir, se veut être un moyen de saisir sommairement les pontages qui s'effectuent entre les différents mouvements de squat dans le temps et leurs revendications. La dissolution du mouvement des squatters du début des années 70 constitue un pontage de taille ; comme nous allons tenter de le démontrer, "dans l'histoire du squat, les années 72-73 seront les dernières où l’on pourra observer une dissociation entre la population cible qui bénéficie des occupations illégales et les acteurs militants d'un mouvement idéologique circonscrit dans le même temps" [18]. Il est primordial de comprendre que la population relative aux squats de l'époque est donc composée principalement de deux types d'acteurs issus d'environnements socio-économiques différents et qui vivent le squat pour des motifs variés. Ces deux types d'acteurs sont: a. "les classes ou couches sociales dont les problèmes et les caractéristiques constituent les déterminants structurels qui sous-tendent et motivent l'action des squatters." [19] Manuel Castells, sociologue français propose de distinguer trois types d'acteurs émanant de ses couches sociales : - d'abord, les travailleurs immigrés qui ont une place particulière dans les rapports de production et qui posent les problèmes spécifiques au niveau des rapports de distribution. Ils forment la majeure partie des occupants des maisons vides ; - puis ceux qui sont appelés les salariés en crise, catégorie qui concerne la fraction de travailleurs, ouvriers ou employés, dont l'insertion dans le processus du travail est intermittente ; - enfin, les sous-prolétaires qui, dans la plupart des cas sont exclus du processus du travail. "Etant à la fois exclus du logement social et du marché du logement, ils vont devoir se loger, pour la majorité d'entre eux, dans le sous-habitat du parc immobilier ancien (et souvent dégradé) de la région parisienne" [20]. "Il est donc clair que l'objectif de ces mal-logés n'est pas de mener une bataille politique ou idéologique. La majorité d'entre eux mènent une lutte revendicative pour obtenir un logement décent. "L'occupation est un moyen de quitter leur taudis, moyen de pression pour obtenir un logement, plus qu'un but ou qu'une fin en soi." [21] b. Le second type d'acteurs sont les militants révolutionnaires, étudiants et intellectuels qui articulent leur idéologie révolutionnaire sur la situation critique des couches sociales que nous venons de mentionner. "Si, socialement ils appartiennent massivement à la petite bourgeoisie intellectuelle, politiquement, ils sont, pour la plupart, organisés dans des comités de Secours rouge ; ils sont maoïstes ou proches de l'idéologie maoïste." [22] Leur idéologie révolutionnaire "cherche à partir des revendications urbaines, la contestation d'une politique qui entraîne une réponse de l'appareil d'Etat." [23] Nous venons de constater une divergence de but entre la population à laquelle est destinée le squat et ceux qui articulent leurs besoins. Cette dissociation explique partiellement l'échec du mouvement de squatters des années 70. "On aurait pu penser que dans certains cas, les squatters n'avaient pas obtenu un grand succès revendicatif parce que les gauchistes formulaient des revendications trop maximalistes ou trop politiques dans la conjoncture sociale et politique qui se passe ici : au contraire, au nom d'un réalisme qui n'est pas éloigné d'un certain populisme revendicatif, les étudiants ont appuyé des exigences faibles, issues de conditions de vie misérables et donc plus faciles à satisfaire ; ce parti pris ne favorisera pas pour autant la victoire des squatters, même si les résultats obtenus ne sont pas catastrophiques : dans la moitié des cas, les revendications ont été satisfaites." [24] Les étudiants qui constituent une forte proportion des comités du Secours rouge, renforcent l'action de ceux-ci en imprimant au travail militant un style activiste d'où sont exclus les militants qui n'ont pas leur disponibilité permanente. Cette constatation n'est pas sans conséquence : En effet, "pour l'appareil d'Etat, plus les occupations lui apparaîtront prise en main par les étudiants (soit politisée), plus elles constitueront un défi à l'ordre public et plus il ne faudra pas céder politiquement : on fera donc expulser les occupants illégaux. Expulsion d'abord même si après coup, certains squatters étaient relogés. Pour E. Cherki, écrivain français, la logique de la politique étatique consiste à désamorcer un mouvement politique de masse par la répression, pour la traiter par la suite comme une série de cas sociaux à régler dans le cadre des filières habituelles du sous-logement social (cités de transit, cités d'urgence, etc...), certains cas étant plus criants que d'autres." [25] La lutte de ce mouvement de squatters se solde donc par le même échec que celle de l'Abbé Pierre. Le bon sens religieux de ce dernier avait amené à la construction de cités de transit ; l'enthousiasme d'une génération d'étudiants soucieux des plus déshérités aura juste permis une nouvelle fois de justifier le recours aux cités transits et de ne pas reposer, pour les états, la question du logement de façon plus globale. Nous voudrions, pour clôturer les années 70, évoquer une catégorie très minoritaire de jeunes, émergeant en 1973, appelés révoltés idéologiques car cette catégorie, "a des analogies certaines avec la base sociale majoritaire des occupants de maisons vides des années 80" [26] et selon nous, des années 90 aussi. "Pour cette catégorie, l'exclusion des filières de distribution du logement est déterminée avant tout par la caractéristique jeunes. Cette exclusion est parfois volontaire car les logements auxquels ils pourraient éventuellement accéder ne correspondent pas à leurs aspirations de vie collective qui visent à remettre en question une partie de la structure de l'habitat." [27]. Ces jeunes sont de deux origines sociales différentes : "- d'une part, des jeunes étudiants qui ont choisi d'aller travailler en usine (...) et qui critiquent l'idéologie d'un habitat qui ne correspond pas aux nouvelles aspirations de la jeunesse." [28] Nous évoquerons, autant que possible ces nouvelles aspirations lors de l'étude des squats des années 80 et d'aujourd'hui. - d'autre part, des jeunes d'origine ouvrière, marginalisés par le système et en état de révolte. Certains sont passés par des institutions d'éducation surveillée (centres de jeunes délinquants par exemple). Mai 1968 et des contacts avec des intellectuels d'extrême-gauche ont été pour eux l'occasion d'une prise de conscience politique. Cette prise de conscience politique semble importante dans l'histoire des squats actuels. De plus, cet éveil politique sera, avec les années d'occupation, également alimenté par une culture du squat de plus en plus complexe et riche. Hormis ces révoltés idéologiques, qui revendiquent une vie alternative qui leur convienne, les mouvements de squattérisation analysés ne dépassent pas la problématique du droit au logement décent pour tous. 6. Les mouvements de squatters dans les années 80 Dans le courant des années 70, beaucoup de villes européennes se lancent dans des grands projets urbanistiques visant à mieux répondre aux exigences grandissantes de l'automobile. Les mouvements de squat du début des années 80 semblent être souvent liés à ces opérations de restructurations urbaines qui directement (expropriation) ou indirectement (quartier abandonné par contagion), provoqueront un délogement massif de la population d'un quartier, d'îlots d'habitation, déjà souvent fragilisés. C'est le cas du quartier de Fives à Lille qui connut en 1980 la plus massive implantation de squatters en France, puisqu'ils étaient environ 250. En 1972, l'Etat commence à racheter les quelques 700 immeubles du quartier voués à la destruction pour la réalisation d'une voie rapide urbaine. Il nous semble intéressant de retracer succinctement le déroulement du délogement qui eut lieu depuis lors : - Dès 72, départ rapide et autonome des habitants de classe moyenne, anticipant la paupérisation du quartier. - Demande quasi-générale de relogement des classes prolétaire et sous-prolétaire, majoritaires dans le quartier. Le relogement étant long et délicat, certains habitants étaient encore-là après 10 ans. - Dès 75, vols organisés par des entreprises de construction et des récupérateurs en tout genre. Ces pratiques honteuses avaient parfois de lourdes conséquences. Canalisations d'eau éventrées,… "quand ce n'était pas une grue qui défonçait une chambre encore habitée par son occupant !" [29] - Vers 79, toujours aucun fond débloqué pour la voie rapide. "L'administration, par le biais du CROUS local, donna des maisons libres à des étudiants (location à titre précaire)." [30] - A la même époque s'installent les squatters, d'abord de façon isolée, même s'ils arrivent souvent par le biais d'un réseau relationnel et/ou en connaissant des habitants du quartier. - Après novembre 1980, et les premières expulsions des squatters par la police, se dessinent les premières tentatives d'organisation collective. - Ensuite, création d'une association de défense et négociations avec l'Equipement et la municipalité. "D'abord centrée sur la question des expulsions, la négociation s'orientera progressivement vers le relogement des familles du quartier en HLM. La cause est déjà entendue." [31] - "Une minorité de socio-clercs sera l'acteur de la concertation qui ira jusqu'en 83 à l'idée d'une participation des habitants à la conception de leurs futurs logements. Il est à noter que la quasi-totalité des familles populaires a déjà été relogée sans participation en HLM. D'autre part, les autorités locales refusent aux squatters le droit d'être relogés. Cette issue positive (de la concertation) aux revendications ne bénéficiera donc qu'à une minorité de familles sous-prolétaires à qui on a refusé le droit à un logement HLM et à quelques travailleurs sociaux attachés à l'idée d'un quartier convivial." [32]
Pour comprendre les enjeux réellement humains de la politique participative menée à Lille-Fives, il faut comprendre les problèmes qu'amène le relogement en HLM ou autre cité, même à proximité du lieu d'habitation initial. Cette attitude, hier encore, contribuait, au regard des normes socialement admises, à améliorer les conditions d'habitat de ces délocalisés. Pour les habitants ultra-précarisés concernés, ce processus de délocalisation précipite aussi "la rupture des rapports sociaux éprouvés, de survie autonomisée" [33], remet "en question l'ensemble de leur économie de survie". Ce sabotage (involontaire ?) des maigres relations solidaires et autres rituels de survie, de cette population marginalisée renforce aussi la dépendance de ceux-ci vis-à-vis des mécanismes d'assistance publique. Nous insistons sur ce point parce que, dans un monde où les finances destinées au logement social manquent, il n'y va de l'intérêt de personne de renforcer la dépendance. Nous voudrions souligner le rôle indispensable que les squatters ont joué malgré eux dans la création d'un projet urbain participatif. Sans l'exclusion des squatters, aucune forme substantielle de concertation publique n'aurait pu naître. Ils n'en tirèrent aucun avantage direct, mais la lutte urbaine engagée grâce à eux permit aux plus démunis (légaux) du quartier de profiter d'une politique urbaine indéniablement plus sociale, démocratique que celles qui l'ont précédée, basée sur la participation. Ce genre de politique urbaine, sortie des tourmentes de mai 68, est soucieux de ne plus limiter la question du logement social à un problème quantitatif abordé d'un point de vue hygiéniste, mais, au contraire de lui insuffler une réelle dimension sociale. Le mouvement des squatters dans les années 80, ne se limite pas à la France; il connaît plusieurs vagues d'occupation dans nos sociétés avancées. Ce fut le cas à Berlin, où plusieurs immeubles à habitations de taille importante furent investis à la même époque. Nous avons pu retrouver deux sources bibliographiques de langue allemande, que nous avons surtout appréciées pour leurs photographies, vu notre ignorance de la langue de Engels. Ces photos (page 24, 25) décrivent un contexte équivalent à celui de Lille. Le squat apparaît là où la ville se meurt, et comble les affres provoquées par des restructurations urbaines mal menées. A Amsterdam, les conflits des krakers avec la police atteignent leur paroxysme en 1980. Ils sont délogés de différents bâtiments avec force ruses mais, dorénavant, leur problématique est prise en compte et leur action est un nouvel exemple montrant que le squat est une charnière dans la politique de la réhabilitation. Liliane Versluys, journaliste pour le journal des procès, le relate : "Les squatters d'Amsterdam ont sauvé de nombreuses maisons de maître de la démolition et incité la ville d'Amsterdam à prendre en charge la rénovation des immeubles afin de les rendre habitables avec tout le confort moderne." [34] Nous avons rencontré cet été à Berlin deux anciens squatters de la vague du début des années 80. Il s'agissait d'un couple de quadragénaires tenant une petite librairie dans une rue déserte de l'Est berlinois. Ils avaient installé devant leur magasin, sous le seul arbre de la rue, une simple table en bois, sur laquelle ils mangeaient. Interpellés par cette attitude, nous entrâmes dans la librairie. Quand nous demandâmes s'ils possédaient une quelconque littérature sur les squats, le libraire sortit fièrement un bouquin relatant la vague d'occupation berlinoise de 80 en nous affirmant y avoir participé. Il nous expliqua l'engouement collectif qui régnait alors pour la reconstruction des immeubles occupés. Ils aspiraient à construire un habitat qui leur convienne, tout en s'insurgeant contre la répression policière et la politique du logement. De nombreux tracts, rassemblements, happenings, manifestations articulaient ce mouvement. Le mot d'ordre général était Instand Besetzung (occupation immédiate). L'illustration page 25 montre de façon évidente quelles étaient les motivations des squatters : le travail de rénovation destiné à leur propre cadre de vie. Sa femme souligna l'opportunité financière que le squat représenta pour elle : "Nous avons tenu deux ans sans payer de loyer, c'est déjà pas mal !". Nous venons de démontrer le rôle exemplaire joué par les squatters dans la lutte urbaine pour une réhabilitation digne de l'homme; nous y reviendrons encore dans les pistes de réflexion que nous voudrions lancer en guise de conclusion à nos recherches. Revenons à présent à l'étude des squatters lillois pour mieux comprendre ce qui poussent ces jeunes à squatter : Beaucoup de squatters lillois "insistent sur l'amélioration de leurs conditions d'habitat que représentent les logements squattérisés. Presque autant regrettent l'illégalité dans laquelle ils se trouvent et craignent l'expulsion. ( … ) Leurs revenus ne sont jamais très élevés. Ils ne cachent même pas que s'ils n'étaient pas dans ces situations de précarité, ils ne seraient pas squatters." [35] "Tous évoquent un type d'habitat qui correspond à leurs aspirations, la présence d'un jardin, la possibilité de pouvoir y préparer des concerts, le lieu d'une nouvelle socialité." [36] Les squatters squattent donc principalement pour deux raisons : - D'une part, pour améliorer sensiblement leurs conditions de vie, d'hygiène ou de confort, et pour diminuer le coût de leurs dépenses en s'évitant la location ; soit "de profiter d'une opportunité en matière de logement" [37]. Ils s'apparentent en ça aux générations de squatters antérieurs. Mais la nouveauté et toute la richesse du mouvement résident dans la seconde raison - D'autre part, le squatter investit le lieu et l'architecture parce qu'ils correspondent à ses aspirations de vie, lui proposent des activités qui en structurent le sens.
Les diverses aspirations de ces squatters telles qu'on les rencontre à Lille ou à Berlin dans les années 80 sont quasiment similaires en tous points à celles de la plupart des squatters actuels. Nous reviendrons sur ces aspirations dans le cadre du chapitre V sur les revendications à vivre autrement.
7. Les mouvements de squatters dans les années 90 Nous avons visité, lors d'un voyage durant l'été 1998 en Allemagne, Suisse, France, Espagne et Belgique, à peu près une quinzaine de squats. Ces mouvements actuels de squatters sont évidemment ceux sur lesquels nous porterons le regard le plus attentif. Nous structurerons l'étude de ceux-ci tout au long du chapitre III sur les revendications à vivre autrement, autour de grands champs d'analyses permettant d'en saisir le sens et les enjeux. Nous voudrions, ici, seulement rendre compte de la transition qui s'opère dans la nature des squats entre la vague de 1980 et celle d'aujourd'hui. Diverses formes de répressions et d'intégrations tentèrent de mettre fin, jusqu'au milieu des années 80, aux mouvements des squatters que nous venons d'étudier. Et elles y sont dans l'ensemble parvenues. Il faut attendre la chute du mur de Berlin, la nouvelle crise économique des années 90 pour voir émerger, à nouveau, un mouvement de squatters conséquent. Plusieurs squatters rencontrés durant notre voyage nous disent avoir connu ou entendu parler de squats antérieurs à cette crise. Ils étaient peu nombreux, souvent très dispersés et tenus secrets. Selon nous, aucun revirement majeur d'identité du squat ne semble s'être établi d'une décennie à l'autre. Le squat tel qu'il était observable il y a vingt ans le reste encore aujourd'hui. L'identité du squat s'est sûrement diversifiée et élargie. Le mouvement semble plus répandu, il touche des petites villes. La taille des squats et leur nombre d'occupants sont très variables. Si nous nous référons aux seules sources que nous avons pu récolter sur le mouvement des squatters de 80, celui-ci ne semble concerner que de grands nombres d'occupants dans de grands ensembles urbains. L'histoire n'aurait-elle retenu que les exemples les plus éclatants ? Quoi qu'il en soit, elle n'est plus uniquement le cri, catalysé par une autorité charitable, de classes défavorisées réclamant une prise en compte de leurs conditions de vie désastreuses, comme avant mai 68. Elle n'est plus uniquement le lieu d'une lutte idéologique menée par des dirigeants politiques souvent extérieurs à leur cause, mais aussi une solution trouvée par une jeunesse marginalisée par les dites crises économiques (post-modernes) des années 80 et 90. Nous venons de retracer l'évolution chronologique de l'histoire du squat. Nous avons vu que les revendications de ces mouvements révolutionnaires étaient doubles : D'abord "le droit à un logement décent", dû à leurs conditions de vie précaires et au droit à vivre autrement ensuite, lui-même fonction de la situation marginale de ces jeunes, sur la carte économico-sociale. Ces deux droits fondamentaux sont l'objet des deux chapitres suivants. Commençons maintenant par faire le point sur la législation au logement en Belgique.
IV. Le droit au logement Le droit au logement s'articule autour de deux arguments simples : Le droit à un logement pour tous ; Le droit à un logement décent ; 1. Le droit au logement pour tous Il n'est pas trop difficile de concevoir que ce ne soit pas le manque réel de logis qui justifie l'existence de sans logis. Nous l'avons vu, le problème est politique. Le parc immobilier se structure en marché. La propriété est un droit, le logement un bien qui se monnaie. Le squat, synonyme de crise du logement, n'a jamais émergé d'une pénurie réelle de logements, mais toujours de son inadéquate répartition. C'est la tendance à l'exploitation de la politique immobilière des propriétaires qui est dénoncée. Pour réagir à ces problèmes d'accès à un logement, ample dans l'après-guerre, la France s'inventa, entre autre, un droit de réquisition des immeubles vides. Elle ne l'appliqua que de très rares fois, notamment en 1961-1962 pour accueillir les rapatriés d'Algérie et en 1992, après la création d'une nouvelle loi, la loi Besson, permettant l'application du droit de réquisition dans des cas exceptionnels de nécessité et d'urgence et "à condition que la présence dehors de ces sans-abri à reloger soit de nature à troubler l'ordre public." [38] Qu'en est-il en Belgique ? Ce ne sont pas les circonstances exceptionnelles d'après-guerre qui ont stimulé la création de notre loi "Onkelinx" réglant le droit de réquisition, mais bien le fléau de pauvreté et la crise du logement actuels. En effet, la situation est alarmante. Pour prendre un exemple local, nous citons Germain Dufour, à propos de Liège, pour expliquer la contradiction entre les logements vides (environ 1400 maisons) et le nombre de sans-logis en progression (environ 400) : "A Liège, on connaît, au minimum, une dizaine de personnes qui dorment dans la rue, sur des cartons. Il y a aussi tous ces gens qui passent par les maisons d'accueil, soit quelque 200 personnes. Avant les maisons d'accueil étaient occupées en hiver, mais maintenant elles ne sont plus jamais vides. Et puis, il y encore ces gens qui sortent du Petit Bourgogne sans savoir où aller. Lantin est également un gros fournisseur de sans-domicile. Quand ces personnes sont libérées et quittent la prison, que se passe-t-il ? Elles se retrouvent dehors, dorment dans les cafés... Il y a encore le monde du squat, plus les illégaux, les demandeurs d'asile déboutés qui logent chez l'un chez l'autre... La police trouve aussi des gens qui ont logé pendant une dizaine de jours dans leur voiture. L'ASBL "La teignouse" a attiré l'attention sur ces personnes qui vivent dans les caravanes,... Et à côté de cela, il y a toutes ces maisons vides !" [39] On comprend l'urgence de la loi Onkelinx qui est sujette à un arrêté royal depuis le 30 décembre 1993. La loi stipule le droit de réquisition de tout bien abandonné depuis plus de six mois et de mettre le dit bien à la disposition de sans-abri et ce moyennant un juste dédommagement au propriétaire. L'acte de réquisition doit être prononcé par le bourgmestre de la commune dans laquelle se trouve le bâtiment visé. Le seul bourgmestre qui osa héroïquement, soutenu par le ministre Willy Taminiaux, se lancer dans le processus de réquisition est Jacques Rouselle, le bourgmestre de Philippeville. Une fois n'est pas coutume, et l'exception confirme la règle, mais c'est malgré tout rassurant. Nous vivons en démocratie et un arrêté royal peut réellement faire force de loi. C'est donc avec une ironie certaine que nous évoquons l'existence de cet arrêté. Le rôle d'un bourgmestre est héroïque, dans ce sens qu'il doit se battre contre le système de pouvoir, pour tenir un discours social cohérent : Comme l'explique Albert Eylenbosch, président de l'Union des Villes et des Communes, c'est un suicide politique pour le bourgmestre qui réquisitionnerait : "L'exercice de ce droit pourrait avoir affaire beaucoup plus avec une politique immobilière et de relations avec les propriétaires qu'avec le bien-être des sans-abri." [40] De plus, le bourgmestre qui réquisitionne oblige de fait son C.P.A.S. à payer un minimex. De la même manière, l'ouverture de centres de réhabilitation sociale est souvent négligée par crainte d'attirer des sans-abri supplémentaires. Ce n'est pas tout. Une transformation fut réclamée et obtenue par le front des propriétaires. "Avant de réquisitionner des immeubles privés, la Ville serait de toute façon obligée de regarder s'il n'existe pas dans son propre patrimoine des immeubles à mettre à la disposition des sans-abri." [41] Cette adaptation de la loi est louable pour son souci de respect du droit de propriété des privés, mais inadmissible pour les mal-logés. Aucun texte légal n'oblige réellement les communes à reloger les sans-abri dans ses propres bâtiments vides. C'est là que se situe le cul-de-sac de la loi. De plus, vu leurs capacités financières limitées, il faudrait, de toute façon, de trop longues années aux communes mises à l’examen pour réhabiliter l'ensemble de leur patrimoine parfois fort dégradé. Pendant ce temps, libre au privé de geler son bien ou/et de le laisser pourrir (une taxe lui en donnant le droit). Ce non-sens juridique, argumentable de bien d'autres manières encore, est et a souvent été dénoncé. Germain Dufour réalisa plusieurs perquisitions illégales et le parti écolo enterra symboliquement la loi Onkelinx. Comme le souligne Daniel Behar, pour le périodique MéMO, le débat relatif au droit du logement "se résume à l'alternative entre la compassion et le marché". Et c’est grave, à notre époque, où "l’émiettement social signifie le plus souvent l’indifférence à l’Autre." [42] 2. Le droit à un logement décent Ce droit trouve son origine dans l'article 23 de notre constitution qui consacre le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Il est donc d'importance capitale. Or, en 1988, la Région Wallonne estimait à 200.000 le nombre de ménages touchés par l'insalubrité sur son territoire. Il est évident que la loi Onkelinx n'est pas la seule mesure prise pour reloger les nécessiteux et combattre l'insalubrité. En Belgique se structure un réseau hypercomplexe de mesures d'insertion. Un grand nombre d'intervenants articulent directement la question du logement. Des financements peuvent venir des Provinces, Régions, de l'Europe, ..., et être redistribués aux communes, ainsi qu'à diverses associations sociales (A.D.I.L., D.A.L, C.P.A.S., ...) et religieuses qui luttent toutes pour résoudre le problème du logement. Ces financements peuvent concerner différents types de population précarisée (du clochard à la famille logée dans l'insalubrité). La prime à la rénovation, la prime de déménagement (d'un logement insalubre), le système de bail glissant, le bail emphytéotique, la taxe sur les bâtiments insalubres sont autant d'aides financières qui interviennent en amont du droit de réquisition et qui, dans l'ensemble, visent également à enrayer la dégradation de l'habitat et l'insalubrité. La politique belge semble consciente que son indice démographique est à la baisse, que l’expansion indéfinie du paysage construit atteint une forme de saturation (notre pays est le deuxième plus dense au monde) et que la production de logements sociaux ne compense pas la formation annuelle de taudis. Elle favorise de plus en plus, dans le domaine social, la réhabilitation. Le ministre Willy Taminiaux responsable du ministère de la région wallonne de l'action sociale, du logement et de la santé est au centre du débat et semble se démener. Il élabore, depuis plusieurs années, un plan d'action appelé code du logement visant à "mettre en oeuvre le droit à un logement décent pour tous et prioritairement pour les personnes à revenus modestes et en état de précarité." [43] Il a évidemment constaté l'inapplicabilité de la loi de réquisition et son code tente notamment de rendre viable l'utilisation de la loi Onkelinx. Le code est encore au stade de projet. En voici les grandes lignes concernant le droit de réquisition : La procédure instaurée doit être initiée par les Communes, les Provinces, les Centres Publics d'Aide Sociale, les régies communales, la Société wallonne du logement, les Sociétés de logement de service public, le Fonds du logement des familles nombreuses de Wallonie, les Agences immobilières sociales. Deux phases caractérisent la procédure : - "Lors d'une phase amiable, l'opérateur propose au propriétaire de l'immeuble de prendre son bien en gestion ou en location, afin de le mettre lui-même en location ou en sous-location. (...) Si les parties concluent un contrat de location, celui-ci est soumis au Code civil. L'opérateur peut remettre le bien en état. - Si la phase amiable échoue, la phase judiciaire est ouverte. L'opérateur doit préalablement mettre le propriétaire en demeure d'occuper son bien ou de le mettre en location dans les six mois. (...) Le Gouvernement déterminera les conditions de mise en gestion du bien. Le Code Civil ne s'appliquera donc que de manière supplétive à la relation contractuelle unissant l'opérateur au locataire. Les loyers, que ce soit en phase amiable ou judiciaire, sont perçus par l'opérateur immobilier, ils sont ensuite ristournés au propriétaire après imputation des divers frais exposés par l'opérateur (frais d'entretien, de mise en location, de travaux,...) (...)Toutes les communes auront le droit d'être desservies par une société de logement social. Dans ce cadre, des subventions régulières leur seront accordées pour des opérations de rénovation, la création immobilière sociale, etc. le monde associatif n'étant pas oublié. Le Code permet d'agréer les associations impliquées dans la mise en oeuvre d'un droit au logement et d'en faire des opérateurs." [44] Avant tout commentaire, nous voudrions nous questionner sur le sens même de ces recherches. Si la concession faite au privé de n'entamer aucune réquisition avant que toutes propriétés appartenant aux communes concernées n'aient elles-mêmes été exploitées, alors ces propositions ne sont que façade, bonne volonté politique inutile et inefficace. Pour nous, la réhabilitation (sociale) est, comme nous le disions déjà avec Engels, la destinée de la société post-moderne. Ce code semble orienté dans ce sens, et notre but n'est donc pas maintenant de critiquer ses dispositions, mais d'abord de démontrer qu'elles ne sont pas suffisantes. Le vieillissement du bâtiment est inévitable et concerne l'ensemble du parc immobilier. N'est-il pas évident pour nous, architectes, qu'un bâtiment vide se dégrade plus vite que lorsqu'il est habité (sauf peut-être surpeuplé, soit insalubre) ; attaqué par le gel, l'humidité, l'eau, mais aussi le vandalisme, et le vol (de matériaux). Les frais que nécessite une restauration légère (peinture, entretient) sont incomparablement moins importants que ceux imposés par la restauration lourde (fondation, toiture, structure). Toute restauration légère négligée, peut accélérer la dégradation du bâtiment et devenir restauration lourde. Le nombre de bâtiments vides et de logements insalubres habités, ne pourra jamais être durablement et entièrement résorbé, avec l'ampleur des moyens politiques et sociaux mis en place. Nous pensons même pouvoir affirmer que, si tout l'argent nécessaire à la réhabilitation de l'ensemble du parc immobilier était soudain disponible, la salubrité et l'utilisation maximale de celui-ci ne pourraient de toute façon être atteintes. De fait, cette réhabilitation prendrait du temps, et que ce même temps servirait toujours à la dégradation et à l'abandon d'une partie de ce parc. Il faut accepter cette idée et non pas celle d'exclusion, de remise à des jours meilleurs de la situation des plus démunis, ni celle d'ailleurs de la démolition systématique. Cette dernière laisse souvent derrière elle des trous douloureux dans le tissu urbain... Si l'on se penche de plus près sur le détail du dispositif proposé sur le droit de réquisition par le code du logement, force est de constater que ces logements réhabilités au compte-gouttes, ne seront destinés en réalité qu'à une infime minorité de gens qui en expriment le besoin. Ces élus sont sélectionnés selon un tableau hiérarchique de priorité qui attribue à chaque catégorie de nécessiteux un nombre de points à faire valoir pour l'accès à un logement. Les plus mal lotis seront les premiers servis. La catégorie prioritaire est formée par : "- Le locataire qui doit quitter un logement ayant fait l'objet d'un arrêté d'inhabitabilité. - L'occupant d'un logement reconnu inhabitable par les agents de la division du logement. - Le locataire qui doit quitter un logement ayant fait l'objet d'un arrêté d'expropriation. - Le locataire qui doit quitter un logement insalubre par surpeuplement. - La personne qui se trouve dans un cas extrême urgence sociale, soit la personne qui : ° a été victime d'un événement calamiteux ; ° est reconnue sans-abri par un Centre public d'aide sociale ; ° quitte une caravane qu'elle occupait à titre de résidence principale." [45] Willy Taminiaux le dit lui-même, cette notion regroupe beaucoup de monde! Beaucoup trop de monde, selon nous. L'inégalité des chances persiste et seul, le droit de contrôle de la morale dominante est renforcé. Le droit de défendre ses droits (au logement) est le même pour tout le monde. Mais les moyens dont dispose chacun pour faire valoir ses droits, sont, eux, bien inégaux. Ces moyens sont l'argent peut-être, et la place dont jouit le candidat dans l'opinion publique, sûrement. Pour illustrer notre propos, référons-nous aux quatre types de candidats que le ministre Taminiaux choisit pour illustrer la diversité des réalités sociales contenue dans la catégorie prioritaire : " - les clochards qui logent sous les ponts ou dans les abris de nuits ; - les victimes de catastrophes naturelles ou sinistres et qui ne peuvent se reloger (incendies, inondations,...) ; - les expulsés de leur logement ; - les habitants des squats." [46] Si la décision, face à l'opinion, était entre vos mains, qui secourriez-vous en premier ? La victime d'incendie qui en fait la demande ou le clochard qui loge dans l'abri de nuit. L'exproprié ou le squatter ? La situation d'urgence exceptionnelle ou celle du quotidien ? Une chose est sûre, ce code n'assistera pas tout le monde et le nombre de sans-domicile-fixe continue de s'élargir et l'origine des personnes atteintes se diversifie et touche, plus que jamais, la jeunesse. Nous terminons ce chapitre sur le douloureux constat que la route pour le droit au logement pour tous est encore longue et que la loi Onkelinx et le code du logement ne sont pas des mesures appropriées à la réalité. Ne faut-il pas alors comprendre les squatters de tout temps qui décident de ne pas remettre le sort de leur vie dans les mains d'une assistance qui ne peut les secourir. Les squatters d'aujourd'hui réclament le droit de vivre autrement, autrement que dans l'aliénation à une aide sociale comme seule perspective de vie. v. Revendications à vivre autrement Nous voudrions commencer ce chapitre par un rapide tour d'Europe pour juger de l'influence des politiques locales et globales sur la nature et les buts menés par les collectivités de squatters dans les différents pays. Nous verrons que la Suisse semble tolérante à l'égard des squats. Ces derniers s'y développent alors rapidement et en grand nombre. La nature des revendications évolue, se transforme. Le squat est un laboratoire urbain. La France et l'Espagne, chacune à leur manière, répriment constamment les squats ce qui semble limiter la portée des revendications de ceux-ci, tout en nourrissant une constante force d'opposition. Mais commençons notre tour d'Europe par la Belgique. Nous avons vu que le système légal belge n'empêche pas l'exclusion. Tentons maintenant de décrire l'attitude du politique face aux squatters et à leurs revendications. 1. Squat et politique A. En Belgique La politique belge semble ambiguë, tiraillée entre l'envie de réintégrer ses citoyens et le sentiment d’être potentiellement menacée par les dissidents. Si nous abordons le squat comme un phénomène strictement politique (ce qui serait une erreur), nous sommes tentés de dire que plus la revendication médiatisée des squatters sera de nature à remettre en question l'ensemble des pans de l'organisation sociétaire, plus le danger et la répression planera sur elle. Tentons une analyse en ce sens sur base des trois squats que nous connaissons le mieux en Belgique. LE COLLECTIF SANS NOM : Le Collectif sans Nom est connu pour avoir investi un bâtiment abandonné, juste en face de la célèbre porte de Hal à Saint-Gilles (commune dont le bourgmestre, Charles Picqué est aussi le président de Bruxelles Capitale). La réaction communale à l'égard des squatters fut d'abord la suivante : "Tant que les squatters ne troublent pas l'ordre public, la commune ne les délogera pas. C'est un problème, certes, mais à régler avec le propriétaire des lieux." [47] Quels sont les objectifs que le Collectif s'est donnés ? Comme l'un des sans-nom l'explique pour le journal Le Soir : "Nous voulons créer un lieu permanent de possible. Un lieu de création d'un carrefour de luttes. Un autre devenir, tentant de relier aussi bien les différents ensembles de la production humaine (le culturel, le social, le politique,...) que la pluralité de la vie (les activités, les loisirs, la création, les rencontres, la militance,…). Ce lieu, nous l'appelons centre social." [48] Après cinq mois d'occupation, le Collectif fut expulsé. Selon Claude Javeau, professeur de sociologie à l'université libre de Bruxelles : "Ces méthodes ont quelque chose de dérisoire et de grotesque. Elles ne font en tout cas qu'alimenter le mouvement de résistance." [49] C'est effectivement le cas. Le bâtiment est vide, mais le Collectif squat déjà un autre bâtiment et ne compte pas s'arrêter de revendiquer. Une phrase, presque un dicton, que nous avons rencontré dans la plupart des squats ne dit-il pas : "Un squat fermé, est un nouveau squat qui s'ouvre !". Maryvonne David-Jougneau docteur en sociologie, dans un article intitulé "Le dissident institutionnel : un marginal ?" explique bien le conflit. Dans notre démocratie, le squatter est un dissident institutionnel. "Le dissident en appelle aux principes pour contester les pratiques qui ne leur sont pas conformes. Sa démarche est d'ordre éthique, elle révèle la pleine dimension de l'individu comme acteur social (…) Le dissident est donc tout sauf un a-social. Ce qu'on lui reproche souvent c'est plutôt son trop grand investissement social. (…) l'individu dissident se fait toujours rejeter, parce qu'il propose une autre manière de jouer son rôle que beaucoup ont intérêt à trouver déplacée." [50] La revendication à tendance universalisante effraye le politique et étouffe le débat en brimant les forces de citoyens-dissidents qui ne peuvent que très difficilement dans ces conditions, élaborer, complexifier, nuancer, faire évoluer leur lutte. Le blocage semble complet, mais les contradictions ont tout de même été soulevées et portées devant l'ensemble de la société. LE SQUAT DE JONRUELLE : Le squat de Jonruelle, à Liège, a connu une issue plus heureuse dans ses confrontations avec les autorités. Le bail à la rénovation est sur le point d'être accordé aux squatters liégeois. Le ministre Willy Taminiaux prit même le temps de visiter les lieux et de montrer son soutien aux squatters. Selon nous, ce succès fut obtenu grâce à une heureuse combinaison d'événements. D'abord, l'attitude des squatters : ceux-ci ont adopté une politique conciliante face à la propriétaire des lieux à qui ils envoyèrent, chaque mois, en Italie, un loyer de deux mille francs. Celle-ci qui avait reçu le bâtiment en héritage de son père, ancien immigré, ne refusa pas ce loyer mais intenta cependant un procès. Le débat d'opinion était lancé. Dans la lutte médiatique, ce sont surtout le droit au logement et la condition misérable des habitants, qui furent mis en avant. De plus une équipe de cinéastes réalisa un film, sensibilisant les gens au mode de vie des squatters, pour "briser les préjugés et montrer que la marginalité, c'est aussi un choix d'existence" [51]. En effet, l'intrusion dans leur quotidien, proposée dans le film, n'avait pas, selon nous, pour but de donner une portée universelle aux revendications des occupants, mais plutôt à nous aider à les comprendre, en nous les présentant comme une bande de jeunes attachants et non comme dissidents. Cet angle de vue sur le squat aura peut-être attendri l'opinion et influencé le politique. N'y a-t-il pas d'autres raisons qui justifie l'ouverture du politique aux négociations ? Nous voudrions rendre clair, que lorsque toutes les associations relatives au droit au logement supportent l'initiative, il en va de la réputation et de la crédibilité des autorités concernées d'agir en conséquence et de ne pas soulever inutilement les contradictions de notre système légal. Effectivement, la négociation est ouverte et le politique, mobilisé et responsable. Toutefois, la situation reste complexe. Il est vrai que le politique est sollicité dans le seul cadre du droit au logement, ce qui minimise la portée des enjeux des revendications. Mais pourquoi alors, les trois autres squats liégeois, furent-ils persécutés ? Tous pourtant semblaient désireux d'un système de bail démocratique à rénovation. Notre analyse politique de la question est la suivante. Ce qui détermine le discours politique face au squat, est le type de propriétaire. Nous pensons que l'opportunité était bonne pour le politique de dénoncer et de juger l'attitude irresponsable de la propriétaire du bâtiment rue Jonruelle. En effet, elle n'est pas contribuable belge, elle n'a jamais visité le bâtiment, elle n'a pas refusé le loyer symbolique, et envoya sa fille, ne pouvant se déplacer, pour le procès. Les moyens donnés à la défense du propriétaire sont faibles, l'opinion conquise, le bouc émissaire parfait. Les squatters remportèrent victoire. A notre connaissance, c'est un cas unique en Belgique (en Wallonie ?). B. A Genève La politique d'une ville comme Genève, nous expliquait un squatter genevois est dans l'ensemble favorable aux squats. Elle les étudie : "Alors là, ils ont voulu étudier ça, et puis effectivement ça prend des années, ils nous observent un peu comme si on vivait dans un biotope, quoi. Ils regardent comment ça se développe, si ça bouge par-là, si ça bouge moins, si y en a qui meurent, s'il y en a qui s'agrandissent, si on a tous les mêmes cheveux. (rire)" La Suisse, terre prospère, et qui a le goût pour des recherches expérimentales à vocation sociale, étudie et tolère les squats. Cette excellente initiative aura permis à plus de 200 squats, rien qu'à Genève (environ 400 000 habitants), de redonner un sens social à autant de bâtiments ainsi qu'un sens et un coup de pouce à la vie de milliers de squatters. Ressort-il quelque chose de ces études ? "Oui, il y a plein de choses qui en ressortent, du simple fait que par exemple un des plus grands centres culturels qu'il y ait à Genève est un ancien squat. Que les autorités ont dû balancer je sais plus combien de millions dans le bâtiment ! Y a une salle de concert. Elle donne vachement bien pour une rénovation,… Mais c'est une salle de concert vachement alternative, donc ça va ! A cet endroit tu vas payer l'entrée 5 à 8 francs (suisses) pour un concert, après tu vas boire des bières pour deux francs, etc. C'est pour ça que personne n'a réagit. C'est clair que si on aurait commencé à payer 15 balles d'entrée et les bières à cinq francs, c'est vrai qu'on aurait dit, on s'est bien fait enc..." Le squatter nous expliqua ensuite que l'aspect démocratique des lieux de culture et d'échange qu'ils mettent en place dérange parfois. Les petits restaurateurs et cafés qui payent tous des permis, licences, se plaignent de cette concurrence déloyale. Il s'agit là d'un conflit urbain. Selon une autre source, celle de mon cousin genevois, il paraîtrait qu'en ce moment même la situation de plusieurs squats est mise en danger. Dans une ville où les squatters récupèrent des ordinateurs d'avant dernière génération dans les poubelles, la production alternative se développe facilement et devient un agent économique qui ne respecte pas les règles (préétablies). Les moyens et les valeurs articulées par les associations sont différentes. Ils varient, selon nous, avec le taux de tolérance des pressions politiques. Genève est tolérante, elle découvre des gens qui s'organisent et chamboulent l'équilibre économique de la ville. En Hollande (autre pays en relativement bonne forme économique), les squats "Krakers" ont la réputation d'être des parfaits petits repères de dealers. C'est là un débat de fond sur la possibilité d'être d'une économie alternative. Nous laissons la question ouverte. L'espérance de vie d'un squat est courte. Genève est une exception. En France, la situation est différente. Donnons d'abord l'avis d'un squatter genevois qui en a visité quelques uns là-bas : "Alors en fait je me suis rendu compte qu'en France les squats, pour survivre, ils ont une pression politique beaucoup plus forte que nous, c'est-à-dire qu'eux, ils doivent se battre tous les jours et être très très forts, puis un jour ils savent qu'ils vont perdre. C'est pas comme nous. Nous, on a quand même réussi à regagner l'immeuble. Puis bon, on n'est pas les premiers." Que ce soit dans le silence ou sous les grands feux des projecteurs, la répression finit presque toujours par s'abattre sur le squat. La teneur et l'ardeur de l'insoumission sont fixées par la pression politique. Cependant la Suisse a retiré autre chose de l'étude sur les squats : une nouvelle politique de réhabilitation. "Y a déjà des gens qui habitent dans des immeubles couronnés (prestigieux ?) alors que c'étaient des squatters. Nous ici on va recevoir une bourse de l'Etat, quelque chose comme 300, 400 milles francs suisses. C'est que pour le projet de rénovation de l'immeuble. En premier, c'est à nous de savoir combien ça va nous coûter, alors on a fait une étude. Nous, on a une garantie sur 10 ou 15 ans en fixant un loyer sur chaque appartement, tout ça va être plus ou moins remboursé. Mais ça va toujours être des loyers très bas : 150 francs, 200 FS(quatre fois moins cher que la norme locale). Nous ce qu'on va refaire, c'est toute l'installation électrique et sanitaire, le toit, puis après on regarde ce qui reste comme tune. C'est nous qui avons la gestion de l'immeuble. On a un architecte dans le squat, c'est lui qui a tout calculé." Le fait marquant de ce récit ne se situe pas dans le principe du bail à rénovation, qui existe chez nous, mais réside plutôt dans le fait que les autorités concèdent ce bail à rénovation à des occupants illégaux, car motivés et préparés. Pour ne pas embellir la situation et trahir la réalité de la politique suisse, il faut tout de même signaler que la force de contrôle de l'Etat, si elle peut se montrer généreuse et permettre la rénovation, reste toujours libre de fermer le squat ou d'ignorer toutes propositions quelles qu'elles soient. En effet, le bâtiment qu'occupe le squatter interviewé a obtenu ce bail car celui-ci est classé. Les quatre autres immeubles squattés (mitoyens) ont également été sujets à des propositions de rénovations. Les squatters, à l'aide de leur architecte/habitant (dont nous reparlerons encore), ont soumis un cahier de charges aux autorités. Celles-ci n'ont rien voulu entendre. La commune montra même une politique hostile aux quatre squats concernés. Des tuiles menaçaient apparemment de tomber d'un des toits, la commune envoya les pompiers, ceux-ci disposèrent une installation de sécurité. Fixés aux planchers de l'étage, des pieux traversant les ouvertures, permirent à l'eau de s'infiltrer directement dans le bâtiment. Le geste était volontaire. C. A Grenoble Grenoble possède un des plus anciens squats français toujours vivants ; il a 5 ans. Après deux ans de lutte contre les procès verbaux, les sanctions financières, les forces de police, les squatters ont su forcer la mairie à reconnaître l'importance culturelle du lieu, rendue possible notamment grâce à la population très jeune de cette ville étudiante. Toute forme de répression à l'égard des squatters stoppèrent. La mairie contacta même les squatters pour leur demander de l'aide. Une troupe de théâtre grenobloise réclamait à la ville un local pour commencer ses représentations. La ville ne pouvait leur trouver une nouvelle localisation adéquate sur-le-champ. La troupe put se faire connaître, et entamer sa première saison dans le hangar industriel aménagé en laboratoire culturel par les squatters. Si la ville stoppa la répression, reconnut la force culturelle du lieu, elle ne fut jamais généreuse. Les squatters, un mois après l'histoire avec la troupe de théâtre, demandèrent à leur tour un service à la ville. Le site occupé par les squatters est un ensemble composé d'une maison isolée, du hangar précité, de studios d'artistes (anciens locaux administratifs), et d'un immense terrain vague, contenu entre deux hangars dont le squatté. Dans ce terrain vague où les squatters ont aménagé un potager, des espaces intimes sous les arbres, construit une cabane, etc… se sont récemment installés des gitans. Le mode de vie des gitans est complexe, et nous le comprenons mal, toujours est-il que la vie des squatters était menacée. Laëtitia, la plus ancienne squatter sur le site nous explique: "On n'osait plus organiser d'activité culturelle, il y eut beaucoup de vols, nous avons essayé d'entamer le dialogue plusieurs fois, mais c'est impossible ; et puis avec toute cette drogue, plus moyen d'être crédible; alors on a demandé à la mairie de les recaser. Ils nous ont répondu qu'ils ne pouvaient rien faire. Ça a duré six mois, c'était l'enfer, ils ont fini par reprendre la route". Cette incapacité d'agir de la mairie révèle une politique douteuse qui ne respecte pas, après avoir consommé, et préfère laisser s’entre-tuer les mouvements marginaux qui l'agitent. D. En Espagne Nous connaissons mal les squats espagnols, nous en avons trouvé deux, à Madrid et à Barcelone. Dans les deux cas, nous communiquâmes avec un occupant par traducteur interposé, hâtivement sur le pas de la porte. Il en ressort un discours radical d'insoumission, et de rébellion politique. L'organisation des deux squats semblait très structurée. A Barcelone, on nous refusa de visiter le building car l'accord sur le sujet devait être unanimement prononcé. (Le squat était de plus saturé de squatters de passage, vu les vacances et vu le déroulement d'une fête populaire dans le quartier de Barcelone le plus squatté (10 maisons)). La pression politique semble très forte, parfois violente. Le squat en devient d'autant plus révolutionnaire. Selon les échos, le squat espagnol est soit anarchiste (noir), soit maoïste (comme en France dans les années 70). L'imagerie du squat semble aussi plus s'affirmer comme insurrectionnelle. Calicot, drapeau noir et sigle d'occupation. Une connaissance barcelonaise nous a transmis une information intéressante (uniquement oralement, le courrier tardant). Le principal journal d'extrême droite de la ville, celle-ci contenant une quarantaine de squats, définissait, dans un article le squatter comme : le clandestin qui occupait votre maison quand vous n'y êtes pas. Quand on se figure la quantité de résidences secondaires que nombre de Catalans possèdent, on imagine la panique. Ce genre de définitions me semble très dangereux, hors-propos et anéantit toute la portée positive des squats. Les bâtiments squattés dont nous avons la connaissance était durablement vides depuis au moins cinq ans ; de plus le droit de réquisition belge ne sanctionne-t-il pas lui les bâtiments vides depuis plus de six mois ? Si nous jugeons les critiques de l'extrême droite comme hors-propos, nous voudrions présenter les photos ci-après, elles, bien à propos. Ce sont des vues de bâtiments anciennement squattés. Les photos sont prises des mois après l'expulsion des squatters par les forces de l'ordre et son artillerie lourde. Le bail à rénovation est loin. 2. Les origines sociales des squatters Avant d'envisager le mode de vie spécifique des squatters, leur quotidien, nous voulons comprendre ce qui les a poussés un jour à choisir le squat. Pour répondre à cette question, nous nous référons encore à Dominique Duprez qui fût chargée de réaliser une étude sociologique sur le squat de Lille-Fives pour le Ministère de l'Urbanisme et du logement. Sa recherche était intitulée "Les revendications à vivre autrement. Déclassements, paupérisation, marginalité et nouveaux rapports à l'espace". Dominique Duprez se pose la question : Quelles sont les itinéraires individuels que tous les squatters (d'origines sociales très variées) ont réalisés avant de se retrouver, à un moment donné de leur vie, ensemble ? Elle procéda, dans ce cadre, à établir un dossier d'enquêtes composé de récits de vie d'une quinzaine de squatters. Sa méthode consiste à obtenir de l'interviewé qu'il raconte sa vie en essayant de lui faire analyser plus particulièrement les sauts qualitatifs qui caractérisent sa biographie. Dans l'analyse de ces histoires de vie, il apparaît que la diversité des trajectoires oscille entre la situation du petit bourgeois déclassé et celle du loubard déchu d'origine prolétaire. Dressons donc le portrait de ces différentes catégories de squatters telles que Dominique Duprez les présente. Nous nous y appliquons parce que la majorité des squatters que nous avons rencontrés de par l'Europe s'insère, pour autant que nous puissions nous référer à nos propres observations, effectivement dans ces grandes catégories. Notre but est simplement d'évoquer les principales portes d'accès au squat. A. le petit bourgeois traditionnel déclassé "Ils ont eu un itinéraire scolaire relativement spécifique par rapport à leur classe d'appartenance : achèvement d'un cycle d'étude secondaire, tentative d'insertion à l'Université. Par ces trajectoires, ils ont un habitus (le concept est emprunté à Bourdieu) proche des membres de la petite bourgeoisie intellectuelle. Derrière ces ressemblances, ils sont différents. L'obtention du baccalauréat s'est fait à un âge anormalement élevé et les études se sont soldées, le plus souvent, par un échec. ( …) Leur discours est ambigu : ( … ) ils aspirent à des types d'activité professionnelle qu'ils savent inaccessibles. Très en marge du marché de l'emploi, ils exercent au mieux, quelques intérims dans des métiers d'ouvriers ou d'employés non qualifiés, mais le plus souvent vivent de combines." [52] B. A l'autre extrême, on trouve le loubard déchu Ils sont minoritaires, et souvent plus âgés (30-40 ans) que les autres catégories de squatters. "Ils appartiennent aux strates inférieures de la classe ouvrière avec les itinéraires classiques des jeunes sous-prolétaires dans les circuits de la délinquance juvénile, (et rentrent parfois dans les filières de la grande délinquance). (…) Une période de déchéance finit par les atteindre. C'est alors qu'ils se stabilisent dans un statut marginal. (…) Ils jouent un rôle important dans la nouvelle socialité du milieu des squatters : dans un système d'échanges informels, ce sont les plombiers, les menuisiers,... d'une société micro-locale." [53] Ils possèdent un savoir-faire, alors que les petits bourgeois déclassés ont surtout un savoir-dire. Entre ces deux pôles, Dominique Duprez situe encore deux autres catégories de squatters. C. Jeunes issus de milieux ouvriers traditionnels "Avec le lycée s'est établi une rupture avec le milieu familial et leur place prévisible dans le système de reproduction sociale. Cela commence souvent par la rencontre de la musique et de la drogue au lycée. Il y a le voyage qui est le seuil qui suit les études : la découverte de l'Afrique, de la néo-ruralité en France. Après avoir cohabité avec des amis, ils ont trouvé dans le squat un refuge qui leur permet d'échapper à la contrainte du travail routinier. Ils sont souvent médecins (nous avons aussi rencontré deux architectes). Ils occupent des emplois subalternes par intermittence. Ce sont certainement ceux qui assument le mieux la désignation de squatters." [54] D. Etudiants et travailleurs sociaux "Dans ce cas, le squat est avant tout une stratégie d'opportunité ; leur mode de vie est moins précaire, ils ont les attributs culturels de la marginalité mais pas le système de contraintes qu'elle provoque. Ils sont d'ailleurs beaucoup moins intégrés au quartier que les autres" [55] 3. UN AUTRE ART DE VIVRE Pour comprendre en quoi l'occupation illégale est une solution pour les squatters et constitue un moyen de revendiquer une vie alternative, il faut non seulement analyser les caractéristiques sociales des squatters, mais aussi comprendre leurs modes de vie spécifiques et les orientations idéologiques de leurs collectivités. Lors de l'étude des squatters du quartier de Lille-Fives, nous avons déjà expliqué qu'à côté de leurs conditions de vie plutôt misérables, voisines du sous-prolétariat traditionnel, se dégage une sorte de nouvel art de vivre, une nouvelle socialité. Nous voudrions maintenant tenter d'expliquer pourquoi les squatters revendiquent le droit de vivre autrement. Comme nous l'avons vu lors de l'élaboration des quatre catégories de squatters, le processus de marginalisation qui amène ces hommes et femmes à squatter est souvent déclenché dans la période de sortie des études, c'est-à-dire lors de l'organisation de leur transition professionnelle. Selon les origines sociales du squatter, cette marginalisation sera interprétée et assumée différemment. La famille, le système éducatif, le système d'insertion, l'état, les entreprises contribuent à créer des aspirations en termes de choix de métier, de modes de vie, à façonner un habitus. Plus la trajectoire prise par le jeune sera ressentie comme une forme de déclassement par rapport à son habitus en pleine crise d'identité, plus la marginalité fonctionnera pour celui-ci comme une forme de reclassement symbolique. Ce déclassement semble principalement vécu pour les squatters de classe moyenne et petite-bourgeoise, bien que réel pour toutes les catégories de squatters. Selon nous, c'est ce reclassement symbolique qui motive, articule et constitue la nouvelle socialité et les revendications à vivre autrement. Le squat devient un choix. Nous voudrions essayer de définir en quoi ce reclassement symbolique nous paraît hautement politique et donc porteur d'enjeux pour le futur de notre société. En effectuant un reclassement symbolique, les squatters démontent, contre- argumentent les discours qui les ont déclassés, marginalisés : ceux tenus par l'Etat, les systèmes éducatifs et d'insertions, la famille et les firmes, auxquels ils furent tous confrontés et développent une volonté politique autre. Le squatter développe donc, dans l'action présente, une conscience politique articulée à sa propre perspective de vie, basée dans la précarité. Cette conscience politique est à la base de l'art de vivre des squatters. A quelles pratiques humaines les questions soulevées et les réponses suscitées par cette conscience et cette volonté d'agir politiques s'adressent-elles ? Nous pensons que, potentiellement, tous les domaines sont concernés : le rapport à soi, le rapport à l'autre, le rapport à l'environnement (la médecine, la psychologie, la sociologie, la sexualité, la famille, l'économie, le droit, l'éducation, le loisir, l’écologie, l’urbanisme, l’architecture, l'art, etc.). Nous avons choisi, dans le cadre de ce mémoire, de n'évoquer que certains axes de définition d'un nouvel art de vivre. Nous retenons d'une part les axes qui nous semblent les plus communément investis de revendications nouvelles par l'ensemble du mouvement de squatters (l'art de vivre le travail et l'art de vivre ensemble) et d'autre part, au chapitre suivant, ceux qui concernent directement nos compétences (l'art de vivre la ville et l'habitat). A. L'art de vivre le travail Notre intention n’est pas de polémiquer sur ce sujet, mais nous savons tous que le manque de travail salarié est à l'origine de la précarité de beaucoup de ménages et que ce manque de travail ne permet parfois plus à l'individu d'avoir accès à d'autres droits fondamentaux tels que le droit à vivre en famille (comme nous l'avons dit en parlant de la situation en France à la libération), le droit de disposer d’un logement, le droit de disposer d’un logement décent, etc. Le droit au travail n'est pas réel pour tous. Les structures étatiques dominées par une économie transnationale, ne savent plus « sécuriser », intégrer, reloger tous ceux à qui on refuse le droit au travail. Dans ces conditions, pour beaucoup c'est la rue, ne fut-ce que temporairement (bien que l'on sache à quel point le parcours de réinsertion est difficile une fois qu'on touche au bitume). Ce constat plane comme une épée de Damoclès au-dessus des précarisés, des exclus du travail salarié ou des sous-employés en puissance, que sont les squatters. Cette situation leur donne, selon nous, l'énergie et la volonté d'assumer l'illégalité de leur acte peut-être et de construire dans le présent un art de vivre qui puisse les définir, sûrement. Les squatters ne sont ni les seuls déclassés à tirer ce constat, ni les seuls à tenter avec peu de moyens, de construire un art de vie qui leur soit adapté. Dans ce sens, nous sommes persuadés que la volonté politique des squatters est assimilable à celle d'un ensemble plus large d'acteurs. Paul Grell et Anne Wery, sociologues canadiens, dans leur recherche sur la condition de chômeur intitulée « Héros obscurs de la précarité », identifient ces acteurs. Ce sont les chômeurs à la recherche d'emploi, les personnes confrontées aux formes de précarisation de l'emploi (travail à temps partiel involontaire, travail temporaire, etc.) et les exclus volontaires ou involontaires de la population active (travailleurs au noir, assistés sociaux…) qui "tentent de repousser cette soi-disant rationalité économique au profit d'autres rapports à l'existence, et décident de vivre comme si tout dépendait d'eux. Pour eux, se comporter autrement serait criminel, car ce serait accepter la disparition presque totale de valeurs positives. Ils questionnent la raison d'une organisation de l'existence sans rapport réel avec la vie sociale, non pas par discours et manifestations, mais en refusant énergiquement l'aliénation dans le travail, la détérioration de leur personnalité, la sclérose des institutions. Ne seraient-ils pas les vrais individus de notre temps qui, dans leur résistance journalière à la raison économique, font surgir des questions et des réponses, des intentions et des projets, et développent dans les faits une politique de la vie quotidienne qui se fonde sur la liberté d'agir et la possibilité de se créer une organisation pour soi et pour les autres qui favorise l'autonomie ?" [56] Nous le croyons. Ce sont, les héros obscurs de la précarité et tous ensemble, ils participent, selon nous, à une véritable mutation culturelle, morale et politique, pour eux-mêmes (et pour la société entière). Les squatters ont compris, comme l’exprime André Gorz, philosophe politique français actuel, que "l'autonomie dans le travail est peu de choses en l'absence d'une autonomie culturelle, morale et politique qui la prolonge et qui ne naît pas de la coopération productive elle-même mais de l'activité militante et de la culture de l'insoumission, de la rébellion, de la fraternité, du libre débat, de la mise en question radicale (celle qui va à la racine des choses) et de la dissidence qu'elle produit." [57] Nous avons pu observer que beaucoup de squatters ont en commun "le rejet de l'éthique du travail, de l'abnégation, du sacrifice, de l'épargne, du remettre la vie à plus tard et du dévouement obligatoire. Ils contestent la raison instrumentale - c'est-à-dire, l'utilisation des choses et des gens comme moyens en vue de fins qui elles-mêmes sont les moyens d'autres fins ainsi de suite- au nom d'une éthique du souci de soi, des autres êtres vivants, de tout ce qui demande à être protégé et soigné." [58] Nous pensons que ces positions politiques de refus sont communes à l'ensemble des squats que nous avons visités en Europe, car à notre époque, elles se développent en réaction aux pouvoirs de domination grandissant des puissances transnationales sur la conception du travail. Nous voudrions encore citer Anne Wéry et Paul Grell, pour interpréter nos observations concernant l'attitude face à l'idéologie capitaliste de la société salariale : "On constate un désinvestissement par rapport au travail salarié, un épuisement graduel des motivations économiques, une atténuation de l'emprise de l'imaginaire de la consommation, une usure de la culture d'usine et de bureau, une contestation de l'autorité, une réticence à l'égard de règles simplement héritées ou reçues, etc. Les pratiques de la débrouillardise dénotent une valorisation du temps et se substituent progressivement au travail pour un salaire. Lorsque ces pratiques sont dûment expérimentées, elles se cristallisent dans des modes de vie où l'on travaille pour soi et pour les autres, selon son rythme et ses besoins. (...) Si les situations de départ sont chaque fois différentes, on finit par se retrouver devant la même question, à savoir : la possibilité et la demande d'autonomie." [59] Nous voudrions donner un exemple. Nous avons rencontré une charmante Algérienne dans le squat le Goulet à Chêne-Bourg dans la périphérie urbaine genevoise. Elle fait partie des quelque 80 squatters qui investissent les cinq bâtiments les plus anciens que la commune ait préservés de son centre ancien. Elle squatte depuis 5 ans. Elle nous expliqua, un seau de pommes de terre à la main, que durant tout le mois d'août elle ouvrait un petit fast food à prix démocratique, pour les gens du squat et la population environnante intéressée. L'initiative est sienne et, à l'aide d'un autre, ils occupent une bonne partie de leur journée. Elle explique : "On fait ça à côté dans la salle de spectacle du 25 (une des cinq maisons squattées), y font plus de concert pendant tout le mois d'août ; on a le temps en ce moment, alors on en profite ; c'est pas vraiment pour la tune bien qu'en ce moment... Enfin nous, on n’a jamais la dalle et les gens sont contents." Nous avons recensé dans les squats une majorité de minimexés, RMIstes, et chômeurs (50 %). Quelques sans revenus (10%), beaucoup de salariés temporaires (20%) et autant d'étudiants (20%). Il est important de signaler que chaque squatter se situe potentiellement et alternativement dans toutes les catégories. Que le pécule nécessaire estimé pour eux-mêmes, varie en fonction des squatters, de la catégorie dans laquelle ils se trouvent, de leurs aspirations personnelles présentes, à court, à moyen ou à long terme (le squat n'est pas une prison), de l'investissement personnel de chacun d'eux dans la collectivité. Redonnons la parole à notre squatter algérienne : "Le squat pour moi c'est un passage, je sais bien que je vais pas rester là toute ma vie, même si… je veux dire, ça nous dépanne, pour les étudiants, tu vois, ou pour ceux qui travaillent, ça permet de mettre des tunes de côté, parce qu'on paye pas de loyer..." Le rapport au capital de chaque squatter est donc différent et changeant. Le temps qu'un squatter consacre à la vie collective et à la réalisation de son sens, est un temps où il ne peut gagner d'argent ce qui calibre alors forcément ses rentrées pécuniaires ; en retour, il vit d'autant plus par la collectivité. Ce temps consacré au but de la collectivité sera lui aussi changeant. Certaines collectivités de squatters s'organisent bien et deviennent très productives. Les squats que nous avons rencontrés sont presque tous formés en associations (sans but lucratif). Peut-être ne peut-on pas parler de travail s'il n'y a pas salaire, mais la collectivité s'organise et y trouve des avantages directs. L'orientation et les buts qui animent l'association sont de natures diverses. Elle n'engage pas toujours directement l'ensemble de la collectivité de squatters, mais elle est présente dans tous les squats visités. B. L'art de vivre ensemble LA COLLECTIVITÉ : A l'aide de deux témoignages de sans-abri isolés, nous voudrions d'abord démontrer que l'occupation seul est invivable. Nous avons récolté le récit de deux "sans-abri" qui s'expriment à propos d’un logement vide. Le premier commentaire est relaté par Hubert Prolongeau, journaliste parisien, qui pendant quatre mois a tout lâché et a rejoint les sans-abri de sa ville. Un clochard prend la parole : "Et ça, ça fout pas les boules ?" Le geste est rageur, et tout de suite, derrière, se sent l'envie de frapper. Ca, ce sont les gros parpaings qui bouchent la porte et les fenêtres d'un café fermé. Chaque fois qu'il en voit un, Jean-Paul retrouve l'énergie qui lui manque le reste du temps. "Qu'est-ce que ça pourrait bien leur foutre qu'on dorme dedans, tu peux me dire ?" [60] Dans une situation de détresse comme celle d'un homme qui connaît la rue depuis un certain temps, l'interdiction de squatter librement des bâtiments abandonnés révolte cet homme plus fort que tout. La frustration de sa liberté, vécue avec résignation comme une injustice, est ressentie tellement violemment qu'elle en est presque physique. Cette citation montre bien à quel point les facultés d'agir pour lui-même, d'un homme usé par sa vie emplie de solitude et de souffrance peut-être faible. Il trouverait juste de squatter, mais il ne l'envisage pas. Son éthique personnelle l'empêche-t-elle d'user du bien des autres ? A Lyon, nous avons rencontré un jeune sans-abri qui lui, comme beaucoup d'autres, occupe un bâtiment illégalement. Il était pied nu dans la rue quand nous l'avons rencontré. Il nous dit avoir déjà dormi dehors, et depuis quelques mois, il investissait, d'abord seul, puis en couple, un bâtiment vide (accessible par un trou minuscule qu'il dissimulait après chaque passage). Il se plaignait de ces conditions insupportables, toujours être sur ses gardes pour ne pas perdre son seul espace privé, son seul moyen de vivre sa sexualité et sa vie de famille. Il nous quitta en disant "c'est trop dur, on ne tiendra jamais le coup !" Comme nous le comprenons, le squat doit être collectif, s'il veut réellement être le lieu d'une nouvelle socialité. Jean-Paul et le Lyonnais, confrontés aux conditions inhumaines de la vie de sans-abri, envisagent tous deux le squat comme un oasis de liberté, une source d'énergie potentiellement positive mais, seuls, ils ne peuvent rien faire... Pour ne pas réduire cette énergie à une envie de frapper, des jeunes squattent en collectivité et rendent possible un art de vie choisi pour eux. Le squat collectif pouvant parfois, si sa morphologie le permet, réintégrer à sa manière le sans-abri, le squatter individuel ou une collectivité de squatters expulsés. Le squat peut donc être vu comme un moyen de réinsertion marginal, pour des marginaux. La collectivité fonctionne, semble-t-il, comme une micro-société qui, suivant l'intensité de sa cohésion interne, se définit plus ou moins intensément comme " une société dans laquelle chacun peut se mesurer aux autres, gagner leur estime, démontrer sa valeur non plus principalement par son travail professionnalisé et par l'argent gagné mais par une multitude d'activités déployées dans l'espace public publiquement reconnues et valorisées par des voies autres que monétaires." [61] Il est important de souligner que la notion de « collectivité », selon nous, ne doit pas être assimilée à communauté utopique aspirant à un équilibre autogestionnaire. Ce serait plutôt la précarité de ses moyens et l'importance des forces extérieures imprimées sur elle, qui définissent le sens et les buts de la collectivité. Dans cette perspective, nous ne pouvons comprendre cette tendance à un équilibre autogestionnaire que comme un ensemble d'astuces de groupe, de système de débrouille, se basant sur les richesses et le temps de chacun des membres de la collectivité, pour favoriser l'autonomie de tous et parfois développer des actions communes. Nous pensons que la collectivité joue un rôle essentiel pour tous les squatters dans l'élaboration de son art de vivre. Elle permet aux squatters de tous côtés marginalisés de gagner durablement et au quotidien l'estime de l'autre, si essentielle à l'homme. LE JOINT : Nous l'avons rencontré dans tous les squats visités à travers l'Europe. Certains squats, disposant d'un espace adéquat, produisent parfois leurs propres plantations et partagent leurs récoltes. Ce constat est important dans la mesure où leurs finances sont très limitées. L'utilisation régulière de Marijuana, drogue douce moins nocive que l’alcool, semble avant tout être un moyen de communication, un signe de reconnaissance. "Il existe chez les squatters un besoin d'échanges sociaux intense entre pairs, entre gens qui ont un même mode de vie, une identité de goûts. On va chez un voisin sans but, sans raison, uniquement pour parler, écouter de la musique, être moins seul. Le besoin d'herbe fonctionne alors comme un prétexte, un non-dit, une incommunication pour pouvoir établir une relation." [62] Le joint articule ce nouvel art de vie, mais ne le définit pas. Il exprime avant tout le besoin de relations sociales fortes, le joint pouvant peut-être vu comme l'équivalent du petit coup de rouge, vecteur de convivialité d'autrefois. LA MUSIQUE : Elle est aussi fort présente dans le squat. Ils en écoutent et en jouent régulièrement. Presque tous les squats visités organisent souvent des concerts (dans la mesure des possibilités du lieu d'occupation). Les genres musicaux du squat sont variés. Il s'agit la plupart du temps de hard-core ou post-punk, reggae, hip-hop, et dj's en tout genre. Il est important de se rendre compte que, pour beaucoup d'entre eux, la musique est plus qu'un passe-temps comme dans les cultures africaine ou sud-américaine. Elle représente un lien communautaire intense. Mais, dans son propre contexte culturel, elle est aussi un moyen d'affirmer une position ou une rébellion politique. Par ailleurs, les squatters dénoncent, entre autres, l'emprise de l'économie sur la musique en recréant un réseau souterrain de diffusion de leur musique, auto-produite, véhiculée par des concerts financièrement démocratiques, et le bouche à oreille. C. L'art de voyager Le voyage fait partie intégrante des revendications à vivre autrement rencontrée chez les squatters. Il intervient à plusieurs niveaux dans la constitution de la collectivité et de la nouvelle socialité. La collectivité n'est pas composée d'une série préétablie d'acteurs déterminés. Il peut y avoir des départs et des arrivées, de courts ou de longs termes. Une squatter nous explique : "Y en a qui partent six mois en voyage, qui laissent leur tôle à quelqu'un d'autre, à un ami, tu vois. Et ça tourne comme ça! Ils se sont arrangés et quand il revient, il récupère sa tôle." Le départ en voyage (souvent long de quelques mois) d'un squatter permet donc à une autre personne de squatter. Si cette dernière profite d'une opportunité financière temporaire, elle peut aussi potentiellement devenir un acteur constitutif de la collectivité, le temps de séjour ou plus longtemps. Cet apport d'une nouvelle personne peut déboucher sur les meilleures choses comme sur les pires ; sur une redynamisation de la collectivité, voire sur une redéfinition de ses buts, comme sur son usure et sa dégradation. C'est le prix à payer quand on est tolérant et confiant en l'autre. Généralement la personne est connue de la plupart quand elle arrive et l'intégration est souvent harmonieuse. Ce n'est pas toujours le cas… Laëtitia, la squatter grenobloise, nous raconta une mauvaise expérience à ce sujet. Plus tôt dans la semaine, elle et l'ensemble de la collectivité avaient péniblement du prendre la décision de demander à un des occupants de partir. Il était arrivé seul, un peu paumé, il y a presque un an. Elle était encore manifestement affectée en le racontant. Elle aurait tant voulu éviter ça, nous dit-elle, mais il dégageait vraiment une énergie négative. Il dérangeait, affaiblissait moralement tout le monde. Laëtitia était concernée par la portée éthique de sa décision. Sa tristesse était profonde. Sous de telles pressions extérieures, la micro-société de squatters grenoblois ne savait plus intégrer comme elle le voulait, elle ne pouvait éviter l'exclusion. Si le voyage articule le squat, le squat peut articuler le voyage. Et ce de plusieurs manières. Comme nous l'avons vu, le squat permet de faire des économies. Le squat permet donc de rassembler les économies qui profiteront à la réalisation du voyage du squatter "qui libère sa tôle". Mais beaucoup plus que l'aspect financier (inexistant pour certains squatters), c'est le rapport au temps du squatter qui lui permet le voyage. Celui qui ne travaille pas ou contrôle son temps de travail, est libre d'entreprendre un voyage de plusieurs mois, réellement formateur et n'est plus uniquement synonyme de vacances et d'évasion. "Une personne sans argent peut-elle voyager ?" Bien sûr. Il est évident que le manque d'argent forcera le voyageur à mettre en place des modalités de voyage adaptée aux finances, conditionnant peut-être la fréquence des déplacements et les distances franchies, ainsi que le temps de voyage. Nous avons souvent identifié chez les squatters l'existence de réseaux de solidarité et d'entraide pour pallier le manque d'argent ou pour diminuer le temps de travail nécessaire. De tels réseaux permettent, comme nous l'avons nous-mêmes vécu au long de notre voyage, d'accueillir le voyageur disposé au respect et à l'échange. Il est peut-être opportun de nous référer à notre propre expérience pour évaluer les possibilités offertes par les squats pour le voyageur désireux de s'intégrer temporairement à la collectivité du lieu. Sauf en Espagne, tous les squats nous ont accueillis directement dans leur enceinte, sans réclamer la moindre justification. Nous nous introduisions chaque fois par la même phrase trébuchante : "bonjour, on s'intéresse au squat". Leur sens de l'hospitalité faisait le reste. Cependant, le conseil que nous donna un squatter marseillais pour nous introduire plus facilement dans un squat est le suivant : "mentionne le nom de la personne ou du squat qui t'a refilé le plan (l'adresse)". Nous avons logé quatre nuits dans quatre squats, à Marseille et à Toulouse. Mais dans tous les squats, les occupants nous proposèrent de nous héberger, quelles que soient les possibilités. Le premier squat à nous héberger fut le No Mad's Land à Marseille. Résidant à l'auberge de jeunesse, retirée dans la périphérie, nous visitâmes le squat lors d'une visite de la ville. Le soir même, un des squatters possédant une voiture, vint nous chercher à l'auberge, nous proposa une visite guidée de la ville des plus instructives, puis nous hébergea une nuit. Nous passâmes la soirée à cuisiner, discuter, etc. Le lendemain matin, l'un d'eux nous proposa de faire de la peinture avec lui. Nous refusâmes à contre coeur, et partîmes. Le second squat est également à Marseille. Celui-ci se situe dans le Panier, la ville basse, lieu de toutes les violences sociales. La maison est une minuscule maison ouvrière. L'accueil chaleureux fut direct. Nous mangeâmes, jouâmes aux échecs, discutâmes politique, … Le squat se définissait, ici, explicitement comme le lieu d'une nouvelle socialité. La teneur politique de leur action déterminait leur quotidien. Le squat accueillait une quinzaine d'habitants au moment de notre visite. Nous dormîmes dans une chambre de 15 mètres carrés à 10 personnes. N'est-ce pas là quelque chose d'extraordinairement généreux ? Le lendemain matin, une occupante nous proposa plusieurs visites d'Associations locales. A nouveau, nous refusâmes désolés. Le troisième squat où nous dormîmes, montre peut-être, le plus, la confiance que le squatter porte sur les voyageurs que nous étions. A Toulouse, une collectivité de squatters investit deux bâtiments, une ancienne école dans une cité-jardin en périphérie et une ancienne maison close dans le centre. L'école est le lieu d'habitation de l'ensemble de la collectivité. Le squat du centre est, lui, le siège d'un large ensemble d'associations articulées par les squatters. Tous les jours, à tour de rôle, un ou plusieurs squatters logent dans le squat du centre pour assurer l'accueil et éviter les mauvaises surprises. Nous arrivâmes dans l'après-midi devant le squat du centre. Une jeune femme nous accueillit, nous désigna notre chambre, à la seule vue de nos sacs, puis dût partir assez rapidement. En soirée, après une visite rapide du centre, nous retournâmes au squat, comme nous l'avions convenu. A notre retour, la jeune femme nous expliqua la situation : son mari et son enfant logeaient dans l'autre squat, elle nous proposa de garder les lieux, de façon à ce qu'elle puisse rejoindre sa famille. Nous n’en revenions pas : nous gardions seuls un haut lieu de la culture alternative toulousaine ! Le lendemain, rassasiés, douchés, reposés et heureux d'avoir rendu service, nous quittâmes le squat et fermâmes la porte derrière nous. Le jour même, nous nous rendîmes dans le squat d'habitation. L'accueil, là, fut assuré par une dizaine de gens désireux de communication. Il y avait trois couples, chacun avec un enfant. Un des squatters avait vécu au squat de Jonruelle, à Liège, pendant 6 mois, nos discutions furent longues,… Après trois heures, nous étions embarqués dans un vieux mobil-home nous emmenant à un lac où nous nageâmes tous ensemble. Nous pûmes même emprunter un vélo pour nous balader. Notre chambre consistait en un ancien petit office démontable (comme on les rencontre sur les gros chantiers de construction), abandonné sur le site. Le lendemain, l'un de nos hôtes nous emmena à la gare en voiture. L'Europe ouvre ses frontières nous dit-on ! Selon notre expérience, le squat rend le voyage possible et chargé de sens pour beaucoup d'Européens (jeunes et moins jeunes) démunis. Plusieurs squats conscients du rôle essentiel qu'ils jouent dans ce sens, s'organisent en essayant d'améliorer la communication entre squats. Nous ne possédions aucune adresse lors de notre arrivée à Genève, les squatters nous en procurèrent. Nous pouvons dès à présent voyager de squat en squat partout en Europe, et même en Amérique Latine. Le squat grenoblois et celui de l'îlot Stévin à Bruxelles, ensemble, esquissent en ce moment un projet de "squat européen" visant à dynamiser le réseau informel en place. Nous voudrions maintenant clore ce chapitre sur les revendications à vivre autrement. Nous venons d'aborder, globalement, la prise de conscience politique qui s'opère chez les squatters et vu comment celle-ci s'articule sur un raisonnement intellectuel pessimiste (le squatter constate son exclusion dans la marge) et s'exprime dans des actions quotidiennes volontaires et positives qui lui donnent une nouvelle identité. Pour se matérialiser, la volonté politique du squat doit donc se transformer en action. Vivre autrement, c'est agir autrement. Nous voudrions, dans le chapitre suivant, envisager ces actions non plus selon une approche socio-politique, permettant de dégager plusieurs grands axes de redéfinition des pratiques humaines souvent rencontrées dans le squat, mais selon une approche urbaine du squat. Nous tenterons ainsi d'élaborer une analyse urbaine qui nous permette de comprendre l'émergence et la nature des revendications à vivre la ville et l'habitat autrement, commune à tous les squats. 4. Le squatter, un urbaniste ? Il est temps maintenant d'aborder un regard d'urbaniste, c'est-à-dire d'analyste de la ville et de ces gestations. Nous voudrions énoncer notre hypothèse. Nous affirmons que le processus de recherche d'un bâtiment à investir, puis de construction, dans celui-ci, d'un espace collectif de nouvelle socialité, est une méthode urbanistique qui mérite toute notre attention et est porteuse d'enjeux pour la politique urbaine future. Pour argumenter notre hypothèse, nous sonderons d'abord les fondements urbanistiques et les méthodes des squatters sur base d'exemples concrets, ensuite nous essayerons de dégager les limites et les enjeux de notre hypothèse. Il nous semble primordial avant tout développement, de préciser la définition de l'urbaniste sur laquelle nous nous basons pour envisager le squatter en tant qu’urbaniste. Notre définition est celle du dictionnaire, « Le Petit Robert » : "le technicien spécialisé dans les réalisations de l'étude systématique des méthodes permettant d'adapter l'habitat urbain aux besoins des hommes". Pour comprendre notre hypothèse, il faut, dans un premier temps établir une nuance nécessaire sur le concept de technicien spécialisé et ce pour deux raisons : - En Belgique (du moins), le diplôme d'urbanisme, bien qu'étant le sujet d'une post-formation de type universitaire, ne constitue pas, jusqu'à présent, un titre reconnu ou protégé. Tout citoyen belge peut se définir comme urbaniste dès qu'il procède à la réalisation de l'étude systématique des méthodes permettant d'adapter l'habitat urbain aux besoins des hommes. - Toute critique a priori sur la valeur du technicien doit être évitée. Notre but n'est pas de juger la valeur du technicien, mais bien de décrire sa méthode. Amateurisme dangereux ou spécialiste compétent, là n'est pas maintenant la question. Notre hypothèse qui consiste à considérer les squatters comme urbanistes nous semble primordiale pour saisir les enjeux du mouvement d'occupation. Peut-être devrions-nous plutôt parler d'un urbanisme spontané sans urbaniste. Mais, cela signifierait que tout travail non institué et rémunéré ne peut pas s'appeler travail. Et nous refusons énergiquement cette vision foncièrement pessimiste des choses, à une époque où beaucoup n'ont plus de travail institué et salarié. De plus, nous essayerons de vérifier l'analogie entre l’urbaniste-spontané et le professionnel, afin de ne pas sous-estimer la force d'enseignement de leur méthode. Il nous faut encore expliquer quels squatters nous définissons comme urbanistes. L'occupation d'un bâtiment vide, soit le squattage peut correspondre à différents types de réalités. Par exemple, le film "Amateur" du réalisateur américain Hal Hartley met deux formes de squattages en scène. Les squatters sont deux contrebandiers européens. Ceux-ci utilisent un grand hangar désaffecté pour électrocuter un témoin indésirable. Quelque temps après l'action, dans ce même hangar, un jeune couple qui s'était confectionné une cache amoureuse occasionnelle, secoururent la victime. Ces cinq squatters utilisent le lieu de manière fort différente et aucune de ces manières ne constitue ce que nous appelons une méthode urbanistique. Le squat, utilisé comme un espace coulisse de la ville où toxicomanes, rêveurs, criminels et clochards s'entrecroisent ne procède pas d'une étude systématique à portée universelle. Les squatters que nous identifions comme urbanistes sont ceux qui squattent pour se loger et pour donner sens à leur vie, pour créer une nouvelle socialité et constituer un système d'habiter. De nombreux squats participent à l'élaboration d'un mouvement dénommé mouvement d'occupation et prend une portée transnationale. Tous les squatters qui revendiquent une nouvelle socialité, n'adhèrent pas nécessairement au mouvement d'occupation (non institué) ou à son imagerie (voir ci-dessous), mais selon nous ils puisent tous inévitablement dans la culture historique de l'occupation pour se donner les moyens de vivre autrement. Cette culture particulière et non arrêtée, semble permettre une définition du mouvement global d'occupation des squatters, comme un système. A. Les fondements urbanistiques du squat Nous prétendons que le squatter, en qualité d'urbaniste, réalise une étude systématique de méthodes. L'histoire de l'urbanisme nous a laissé plusieurs grands modèles de méthode urbanistique au long du XIXe et XXe siècle. Identifions maintenant quels sont les modèles historiques qui alimentent et inspirent les fondements urbanistiques du squatter. Il semble que le modèle de méthode urbanistique à la base de ces fondements date du siècle dernier. Nous l'avons déjà envisagé dans l'historique du squat. Il s'agit du pré-urbanisme sans modèle de Engels. Il est évident qu'Engels n'est pas le seul penseur ayant inspiré le squat. Mais il est, d'après nos analyses personnelles très significatif. Une étude systématique signifie selon le Petit Robert "qui constitue un système". Il est important de comprendre quel système l'étude constitue. Engels et Marx élaborèrent leurs théories en Angleterre. Leurs études émanaient donc d'une critique du système capitaliste de l'ère industrielle. Ces études inspirèrent et débouchèrent sur d'autres systèmes (communisme, anarchisme, mouvement des squatters), qui tentèrent de dépasser le système capitaliste. Nous l'avons déjà exprimé, le communisme, institué comme système, a montré ses limites, l'anarchisme fut réprimé (l'Espagne connut cependant un maire anarchiste) et le mouvement d'occupation des squatters actuels est illégal et condamnable. A notre époque, l'économie transnationale impose le système capitaliste comme système au monde entier. L'étude systématique du squatter, elle aussi, est donc ancrée dans le système capitaliste et tente de constituer un système alternatif visant à le dépasser. Le système d'occupation sera donc inspiré dans ses méthodes des deux seuls grands systèmes que l'histoire ait opposés au système capitaliste - le communisme et le système anarchiste - mais aussi et surtout de l'histoire de son propre système (nous l'avons vu les années 70, 80 ont beaucoup apporté à l'élaboration du système d'occupation actuel). Engels est un pré-urbaniste sans modèle ; sans modèle ne veut pas dire sans méthode, bien au contraire. Nous l'avons vu, Engels revendique l'action révolutionnaire comme seule méthode. Selon lui, la question du logement ne peut pas être dissociée de son contexte économique et politique. La situation du sans-abri peut-elle être dissociée du contexte économique et politique dans lequel il vit ? Nous ne le pensons pas. Soucieux de la condition misérable de vie des plus démunis de son temps, Engels prend parti pour des solutions provisoires et pragmatiques (permettant d'adapter l'habitat urbain aux besoins des hommes). Ces solutions provisoires, pragmatiques et révolutionnaires articulent, ce que nous appelons les trois fondements de l'urbanisme des squatters : a. L'action directe, la réhabilitation sociale et la participation: Avant de détailler les méthodes employées par les squatters dans leurs actions directes de réhabilitation participative, nous voudrions démontrer en quoi le parti pris d’Engels nous semble effectivement inspirer les fondements de l'urbanisme des squatters. A l'époque d'Engels comme aujourd'hui, l'action révolutionnaire qui émane de la disqualification vécue par certains est engendrée par le système capitaliste et ses structures légales. La révolution consiste donc à identifier les besoins fondamentaux réprimés par le système, de ces hommes (logement, vie sociale intense, autonomie familiale, culturelle, …) et d'y remédier promptement (autant de fois que nécessaire). Dans l'action révolutionnaire s'expriment donc les besoins des hommes (auxquels l'urbaniste doit adapter l'habitat urbain). Selon nous, les objectifs de l'action révolutionnaire sont encore les mêmes aujourd'hui ; ce qui change, c'est le statut et les moyens donnés à l'action révolutionnaire et au révolutionnaire. La discrimination politico-économique, à l'époque d'Engels, s'analysait dans une vision duale de la société, issue de la lutte de classes. La révolution à cette époque s'intégrait donc dans cette lutte de classes visant à renverser le pouvoir. Jusqu'à hier encore, tout citoyen était avant tout un travailleur, la révolution émergeait donc logiquement des milieux de travail où les chômeurs constituaient les syndicats, pour défendre leurs droits et ceux des travailleurs. Le détail est d'importance. En effet, le chômeur de la société salariale d'hier jouait un rôle primordial dans sa collectivité. Son statut marginal lui conférait la plus grande responsabilité : tenter de combler les besoins de sa collectivité. Le chômeur n'était pas un sous-homme ni un exclus, mais au contraire un citoyen et un membre actif de sa société. La situation actuelle est complexe. La société est toujours bien duale, mais le conflit n'est plus celui des classes. La collectivité n'attend plus rien du chômeur. Les héros d'hier sont les assistés et les marginaux d'aujourd'hui dont le statut est vide de sens positif. Leur utilité n'est plus publiquement définie. Quelle pourrait bien être, à notre époque, la tâche des révolutionnaires ? Pour répondre à cette question nous nous référons à nouveau à André Gorz : "L'individu est soudain dépouillé de tous ses masques, de tous ses rôles, de toutes ses places, identités, fonctions, qu'il ne pouvait tenir de lui-même et par lesquels la société qui les lui conférait le dispensait et l'empêchait de s'apparaître à lui-même comme sujet. Il est livré à lui-même (...). Le voilà confronté à la tâche d'avoir à se construire et à construire une société autre à la place de celle qu'il abandonne : confronté à la tâche que toutes les sociétés - y compris celles qui agonisent - redoutent le plus, car il s'agit de la tâche qui requiert avant tout des insoumis, des révolutionnaires, des résistants, des rebelles." [63] Le révolutionnaire d'aujourd'hui a donc la tâche de se construire (être un individu autonome) et de construire une société autre. Nous l'avons vu dans le chapitre précédent, les squatters dans leurs actions quotidiennes revendiquent une nouvelle socialité qui redéfinit les fondements de la nouvelle société qu'ils se donnent la tâche de construire. Les actions des squatters sont donc bien des actions révolutionnaires. Nous l'avons vu, les squatters partent de leur réalité politico-économique et donc de leur manque de ressources financières pour construire une société autre. Engels préconisait des solutions pragmatiques pour articuler les actions révolutionnaires. Pragmatique signifie qui concerne la vie courante. Le mouvement d'occupation, nous l'avons vu, concerne effectivement une action quotidienne de revendication. Selon nous, le squatter envisage comme seule solution pragmatique (signifiant aussi adaptée à l'action sur le réel), le fait de disposer d'une richesse abandonnée par la société qui le rejette : l'usage de bâtiments vides. Leur discours urbanistique ne concernera donc que le domaine de la réhabilitation. Mais l'action révolutionnaire ne s'arrête pas à l'occupation, elle développe tout un discours social, qui concerne d'abord les occupants, mais aussi le réseau de solidarité qu'il articule, toute la société ensuite. Le sens donné à la réhabilitation est donc social. Nous verrons que les squats dits à revendications artistiques parfois orienteront la réhabilitation vers l'expérimentation sur le milieu et l'environnement. Engels, enfin, préconisait des solutions provisoires. Pour nous, cette nuance ne signifie pas qu'il faille trouver une solution temporaire, d'attente, d'urgence. Elle affirme plutôt que les besoins de l'homme étant évolutifs, chaque solution ne pourra être que provisoire, non définitive. Le discours dominant sur la question du logement s'est humanisé avec les années et a pris conscience de l'importance des besoins des hommes et de leur participation directe dans la construction de leur espace de vie. Mais les limites de la démarche surgissent, (au mieux) quand l'architecture construite en participation est désinvestie de ses habitants/créateurs ou que les besoins de ceux-ci ont évolué (naissance d'enfants, rupture de ménage, modification des ressources financières...). Soit les limites de la démarche participative surgissent lorsque celle-ci s'arrête et que des solutions provisoires deviennent définitives. Les squatters, sujets autonomes auront donc comme méthode une participation permanente et évolutive à la définition de la société qu'ils se construisent. La participation impliquera à différents degrés les squatters eux-mêmes, mais aussi tous les gens qui participent à la construction de la nouvelle socialité des squats. Il nous faut maintenant définir ce que nous concevons comme leur méthode. Le dictionnaire définit l'étude des méthodes de l'urbaniste comme systématique. Systématique, nous l'avons déjà dit, veut dire relatif à un système, mais ce terme signifie aussi qui procède avec méthode, dans un ordre défini, pour un but déterminé. Le squatter, procède donc dans un ordre défini pour réaliser son but. Voyons à présent les différentes étapes de cet ordre définit par le squatter pour son étude des méthodes. b. Découverte d'un bâtiment: Nous serions tentés de dire que la première action déterminante de la méthode est l'ouverture du squat. Mais cette action est d'abord suscitée par une double prise de conscience. La prise de conscience par les "ouvreurs de squats" de leurs besoins politico-spatiaux et de leurs moyens qui détermineront la nature de l'action. Ces besoins et moyens peuvent être fort variables d'une ouverture à l'autre. Nous entrevoyons quatre combinaisons principales de besoins et moyens pouvant être à l'origine de l'ouverture d'un squat : 1. Le besoin est identifié par quelqu'un qui vient de la rue. Pour cette personne (ou ces personnes), le besoin qui le pousse à squatter sera probablement avant tout de se loger. Les moyens dont il dispose, sont réduits à sa faculté d'ouvrir (au propre) le bâtiment. L'ouvreur de squat, avant de pouvoir envisager une nouvelle socialité pour lui et les autres doit d'abord se loger, soit, créer pour lui-même un espace sécurisant, construire son autonomie. Une fois autonome, il pourra peut-être se définir d'autres buts et d'autres moyens. L'occupation consiste donc d'abord, dans ce cas, à répondre au besoin le plus élémentaire, celui d'avoir un toit. Stéphane, le squatter breton auquel nous nous référions pour souligner la difficulté d'agir seul dans l'occupation, semblait désireux, une fois dans les lieux d'y développer un projet de vie. C'est la collectivité de squatters déjà présente à Liège qui permit à Stéphane de rassembler d'autres squatters potentiels, pour ensemble, se définir de nouveaux buts et de nouveaux moyens. Le besoin est identifié par une collectivité de squatters déjà existante. Ici encore, trois cas de figures distincts : 2. La collectivité de squatters s'est fait expulser de son lieu d'occupation par les forces de l'ordre. L'élaboration de la nouvelle socialité est perturbée. A nouveau, l'ouverture du squat (éventuellement le même bâtiment) correspondra d'abord essentiellement, comme dans le premier cas, à retrouver un toit. Cependant, la collectivité avait déjà répondu à d'autres besoins (vie sociale, habitat correspondant à leur mode de vie, …) qu'il s'agit de respecter. L'action policière participe largement dans la façon dont les besoins de la collectivité vont alors s'exprimer. La présence d'un réseau de solidarité (autres squats, associations solidaires) vont, elles aussi, influencer les moyens et les buts que la collectivité se donnera lors de l'ouverture du nouveau squat. Ce manque de solidarité peut parfois provoquer l'extinction de la collectivité, mais la répression policière a souvent la vertu de renforcer la cohésion de la collectivité et de décupler ses moyens. 3. La collectivité de squatters, pour des raisons internes, identifie un besoin politico-spatial. Par exemple, le nombre d'habitants entraîne une promiscuité vécue négativement par la plupart des occupants. Une partie de la collectivité (généralement les derniers arrivés) ressent alors le besoin de chercher un autre bâtiment. Nous décrivions la promiscuité aiguë rencontrée dans le squat marseillais, le Caju. Lors de notre présence sur place, nous fûmes interrompus par l'arrivée de deux squatters de l'endroit. Ils nous annoncèrent avoir trouver un nouveau bâtiment vide qui pourrait être squatté. Ils y retournaient sur-le-champ, accompagnés de quelques-uns. 4. Une collectivité d'amis, de gens qui ont des aspirations communes et qui partagent la socialité des squatters. Ces personnes, généralement réunies par une forte identité de goût, sans être nécessairement squatters, peuvent aussi envisager le squat pour réaliser leurs aspirations (logement de vie collective, groupe de musique, coup de pouce financier, lutte politique, …). Dans ces trois derniers cas, la collectivité pourra réfléchir plus mûrement à ses besoins, aux moyens qu'elle se donne qui sont peut-être à revoir en vue d’une solidarité plus solide, principalement. C'est dans ces cas que la prise de conscience sera la plus libre, pourra définir les utopies les plus larges et propulser le squat au-delà de la simple question du droit au logement. Ces cas de figure sont aussi ceux qui se basent le plus sur le réseau de solidarité déjà en place ; ils s'insèrent en cela davantage dans ce que nous avons défini comme le mouvement d'occupation et sa culture. Nous ne retiendrons donc pour la suite des étapes méthodologiques urbanistiques que ces cas de figure. La recherche du bâtiment est un moment essentiel à nos yeux. Le chercheur de squat, lors de sa recherche, porte une utopie ou plutôt des utopies. C'est-à-dire qu'il connaît ses besoins (besoin d'espace privé, d'espace convivial, habitat collectif, coup de pouce financier, …) et ses moyens (peu d'argent et une relative solidarité). La recherche d'un bâtiment à occuper n'amènera pas systématiquement à la trouvaille d'un bâtiment adéquat. Et à l'inverse, la trouvaille du bâtiment pourra se faire sans en avoir l'intention consciente préalable. Jean-Paul Sartre dans son écrit "Question de méthode" explique bien ce phénomène. "…Le dévoilement d'une situation se fait dans et par la praxis (activité en vue d'un résultat) qui la change. Nous ne mettons pas la prise de conscience à la source de l'action, nous y voyons un moment nécessaire de l'action elle-même : l'action se donne en cours d'accomplissement ses propres lumières". Cela veut donc dire que la nature de l'utopie urbanistique de celui ou de ceux qui trouvent le squat se définit au moment même où il trouve le squat. La première création urbanistique réside donc dans la trouvaille d'un bâtiment. Comme l'histoire de l'urbanisme nous l’a mainte fois montré, ce qui fait la qualité d'un urbanisme n'est pas uniquement la valeur (civique) de l'utopie qu'il porte, mais bien la façon dont cette utopie est effectivement vécue dans le monde réel. Selon nous, les architectes-urbanistes de l'histoire de la modernité (CIAM, ...) avaient pour but et mission de représenter, principalement par voie graphique, un modèle utopique (enseigné et toujours partiellement personnel) visant à adapter l'habitat urbain aux besoins des hommes à qui sa création était destinée. Pour cet architecte-urbaniste, l'utopie consistait donc en la confiance absolue qu'il accordait à la supposée valeur civique intrinsèque du modèle architectural qu'il créait. Une fois le plan appliqué à la réalité, seule l'histoire nous permettait d'analyser la réelle nature de l'utopie crée par l'architecte-urbaniste. Le squatter-urbaniste utilise une autre méthode. Son processus créateur consiste simplement en la « trouvaille », dans le tissu urbain réel, d'un bâtiment qui puisse lui révéler ses propres utopies. Ce constat engendre une conception du processus créatif de l'urbanisme, radicalement opposée à celle de l'urbanisme dominant de la modernité. Premièrement, le squatter-urbaniste sera toujours le premier concerné par sa création, il ne travaille plus uniquement pour les hommes, mais avant tout pour lui. Et son travail se réalisera avec et à travers les hommes. Deuxièmement, il refusera tout salaire pour le travail qu'il fournit. Il ne veut pas faire payer aux autres ce qu'il fait pour lui-même et qu’il n'aurait, de toute façon, pu concevoir sans la collectivité pour laquelle il travaille. Par exemple, quand un squatter trouve un bâtiment de large dimension qui lui révèle son utopie, ce squatter sait que, pour lui seul, ce bâtiment n'a rien d'utopique et ne saurait répondre à ses besoins. Le squatter qui trouve un squat le fait donc à travers une perspective utopique de la collectivité. En d'autres mots, la portée utopique de la création concerne la valeur et la conviction que le créateur apporte à sa collectivité, et non dans la création d'un modèle architectural à prétention utopique. Pour l'urbaniste-squatter, c'est l'architecture qui révèle l'utopie de la collectivité, et non l'architecture créée qui propose une utopie à une collectivité donnée. Troisièmement, le squatter-urbaniste dans son processus créateur (de trouvaille du bâtiment) ne s'attachera pas uniquement aux moyens et aux besoins afin de créer le cadre réel de son utopie, mais avant tout et de façon incontournable à une analyse de la ville. Il procédera à cette analyse dans un double questionnement. Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur l'utilité potentielle des conseils que le professionnel de l'architecture et de l'urbanisme pourrait apporter à l'élaboration créatrice. - Quels sont les lieux que la ville m'offre ? Cette question trouvera réponse dans une étude sur le terrain, la ville. L'urbaniste devra alors utiliser le pessimisme de son intelligence. Il lui faut identifier ce que beaucoup dénoncent, des bâtiments abandonnés. Il ne s'agit pas ici de création mais plutôt de sens de l'observation. - Quels sont les possibilités et les contraintes du lieu identifié ? Une fois un lieu identifié, l'urbaniste doit, non plus user du pessimisme de son intelligence, mais au contraire de l'optimisme de sa volonté. Il passe en revue son utopie et la confronte à la réalité. Ce lieu conviendra-t-il ou ne conviendra-t-il pas ? Cette question est le processus créatif. Quand la réponse est oui, l'urbaniste a réalisé sa première tâche. Ni l'architecte-urbaniste de la modernité, ni le squatter qui trouve un bâtiment, ne peuvent juger de la correspondance réelle entre leur « création » et les utopies de la collectivité pour laquelle ils travaillent. Il a fallu des années d'histoire pour que l'on puisse s'en rendre compte pour la création de l’architecte-urbaniste. Pour le squatter-urbaniste, il faudra que la collectivité s’engage et occupe le bâtiment pour pouvoir vérifier. Tout urbaniste possède cependant un droit à l'erreur (la concertation publique). Pour l’urbaniste, cela impliquera souvent une faculté de communication (lisibilité du support graphique), mais aussi et surtout un pouvoir de conviction (ses finances étant en jeu). Pour le squatter, il s'agira simplement de confronter son choix à sa collectivité. Si celle-ci donne son accord, elle aura participé à la création urbanistique. La valeur et l'intensité du travail participatif résulteront donc du désir de chaque personne concernée d'y participer. Celui-ci dépendra de la volonté et de la capacité créatrice de chaque membre mais aussi de la cohésion de groupe, soit de la nature de l'écoute mutuelle et des forces de domination qui pourraient régner dans la collectivité, … Ce constat sur la qualité du travail participatif reste vrai aussi longtemps qu'il aura lieu (c'est-à-dire depuis le moment du choix commun du bâtiment jusqu'au temps de sortie des lieux (expulsion, dissolution de la collectivité)) ou d'une éventuelle rénovation orchestrée de l'extérieur. Le travail participatif a pour but d'affirmer ou d'infirmer le choix proposé par celui ou ceux qui ont trouvé le bâtiment à investir. Ce travail, qui se situe entre la découverte du bâtiment et l'occupation réelle sera réalisé avec plus ou moins d'application selon les squats. Cette variation tient selon nous de l'interprétation que la collectivité fait du premier fondement de son urbanisme : l'action directe. L'interprétation varie entre une lecture franche du fondement où l'occupation suit directement la découverte du bâtiment, et une lecture plus nuancée de ce fondement ; ceci implique alors le refus d'attendre une autorisation et celui de se constituer un capital de base, prenant ainsi le temps que la collectivité juge nécessaire à l'ouverture du squat. La détermination des ouvreurs du squat et l'urgence de la situation (besoin réel d'un toit, condition financière intenable, …) déterminera en grande partie la vitesse de réalisation de l'action d'occuper. Il est nécessaire de préciser qu'à ce stade, la collectivité concernée est généralement assez petite, réduite au noyau d'ouvreur de squat. Le squat en s'ouvrant définira généralement une collectivité plus large. Il est important d'expliquer que ce processus participatif est avant tout organique. Et cela ne simplifie pas les choses. La collectivité qui ouvre le squat, si elle travaille en participation, se définit aussi tout au long de ses trois phases qui séparent le temps de découverte de celui d'occupation. La nouvelle socialité fonctionne comme moteur de toute action qui définit la collectivité. C'est donc le réseau de solidarité qui va articuler la collectivité d'ouvreurs (et non par exemple un calcul sur les revenus des différents intéressés leur assurant un droit prioritaire, comme c'est souvent le cas dans le domaine de la réhabilitation sociale). La collectivité qui ouvre le squat se constitue aussi après que le bâtiment ait été trouvé, pas uniquement avant. C'est la toute la richesse du processus participatif : il n'évolue pas qu'avec les besoins de la collectivité mais aussi avec l'arrivée et le départ, l'investissement et le désinvestissement du réseau sociale (de solidarité) de celui qui trouve le squat ; potentiellement ces mouvements seront les ouvreurs du bâtiment trouvé. La solidarité et les besoins individuels de chacun dans une action organique définissent la collectivité et ses utopies. c. Ouverture du squat : Comme nous affirmions avec Jean-Paul Sartre, "l'action se donne en cours d'accomplissement ses propres lumières" [64]. Nous l'avons dit, nous pensons que ce concept structure et constitue la méthode urbanistique des squatters. Essayons-nous à une analyse dans ce sens de la deuxième grande action des squatters, l'ouverture du squat. Commençons avec le témoignage d'un squatter suisse à qui nous avons déjà donné la parole concernant l'attitude des autorités genevoise face aux squats. Il nous dit d'abord les utopies auxquelles lui et les autres ouvreurs de squats s'étaient identifiés lors de la trouvaille du bâtiment. "On n'était pas à la rue ; on était chez papa et maman. On faisait beaucoup de trucs, beaucoup de soirées (il est Dj)… Il y a pas mal de gars qui faisaient de la peinture, des trucs comme ça. Donc on avait besoin de locaux, et puis pour nous, c'était la mine en or, ici. Donc quand on a pris cet immeuble, c'était pas vraiment pour un besoin financier ou quoi que ce soit." Ce cas-ci correspond donc à la quatrième combinaison de besoins/moyens que nous avons élaborée auparavant : il s'agit d'un groupe d'amis possédant un large réseau de relations et qui avait pour utopie un habitat, qui puisse épanouir leur art et identité culturelle dans une vie collective. A l'époque de l'interview (cinq ans plus tard), notre interlocuteur vivait dans un des "appartements" de l'immeuble avec sa copine et un ami. L'organisation de la collectivité de squatters, alors semble correspondre à un schéma classique d'immeuble d'appartement. Il n'en était rien à l'époque de l'ouverture. Il nous explique : "Au début, les conditions étaient vachement dures. On a mis un an à refaire l'immeuble. Il n'y avait pas d'eau ou d'électricité… Après deux mois, (temps de réflexion) non, depuis le premier jour qu'on occupait l'immeuble, on faisait un tour du squat, c'est-à-dire qu'on dormait ici, il fallait toujours qu'il y ait du monde. C'est clair que si tu pars la nuit, le lendemain ils ont muré l'immeuble. Après trois, quatre mois qu'on avait commencé les travaux ici, on dormait déjà tous dans l'immeuble. On dormait dans les deux appartements en bas (actuelle salle de concert) à trois, quatre par piaule, là c'était vachement communautaire. Après six, sept mois, c'était vraiment animé." Pour l'urbaniste squatter, c'est l'action qui révèle l'utopie et la collectivité. Cet exemple l'illustre bien. L'action, ici, consiste à ouvrir le squat et à le maintenir ouvert, c'est donc à travers cette action que la collectivité existe, se définit, et définit la nature de la nouvelle socialité. Cette dernière est basée sur la solidarité, l'entraide, la participation. D'où le commentaire : "là, c'était vachement communautaire". Avec le temps et le relâchement relatif de la pression extérieure se développeront d'autres actions, individuelles et collectives qui redéfiniront à chaque fois la nature de la collectivité et ses utopies. Dans ce cas-ci, la succession d'actions qui s'échelonnèrent entre l'ouverture du squat et le moment de l'interview semble avoir transformé la collectivité d'abord très soudée et solidaire en une collectivité assurant une autonomie plus large à chacun de ses membres. Nous avons choisi cet exemple, car il nous était directement relaté par un ouvreur de squat. Mais nous avons aussi rendu visite aux ouvreurs d'un squat dans un ancien commissariat de police, boulevard Ernest Solvay, à Liège. Celui-ci est maintenant fermé (nous y reviendrons), mais il était à l'époque ouvert depuis six jours. Ces ouvreurs de squats-ci, eux, rentrent dans la troisième combinaison de besoins/moyens que nous avons établie. Il s'agit de squatters qui vivaient dans le squat de Jonruelle depuis quelque temps et d'une série de travellers dormant dans leur camionnette, sur le parking opposé au squat de Jonruelle. Ces derniers semblaient se plaire à Liège et voulaient s'installer un moment. La promiscuité dans le squat, vécue négativement, poussa à la recherche d'un bâtiment. La trouvaille du commissariat fut ressentie unanimement comme porteuse d'utopies communes. Le lieu possédait deux garages (essentiels à leurs yeux) et une terrasse orientée sud avec vue panoramique, un réseau de caves, de grands locaux, dans lesquels ils imaginaient déjà l'utilisation culturelle possible (salle de concert, ateliers, …). Ici, de nouveau, le tour de squat structure la collectivité. Il y a depuis le premier jour, au moins deux ou trois personnes en permanence. Ces personnes ne sont pas uniquement les ouvreurs, mais aussi potentiellement toute personne solidaire, émanant de la socialité du squat de Jonruelle. Certain dorment là depuis le début, d'autres attendent un peu mais participent déjà au coup de neuf remis sur le bâtiment. Tous font des allers et retours, et la nouvelle socialité du squat (de Jonruelle et le commissariat) se révèle donc dans l'action d'ouverture du squat. Nous venons de tenter de démontrer que chaque action entreprise par les squatters définissait leur collectivité et ses buts. La trouvaille et l'ouverture du squat en sont les deux premières actions. Toutes actions postérieures à l'ouverture devront, selon nous, être analysées de la même manière. Le squat est organique, voilà sa méthode. L'histoire de chaque occupation est donc un modèle de méthode organique, révélant une succession de conjonctures sociales différentes qui articulent de nouveaux buts. Il est temps maintenant de visiter les deux grands thèmes de la nouvelle socialité des squatters au regard de cette méthode. Ces deux grands thèmes qui structurent leur rapport au bâtiment squatté sont la vie communautaire et l'ouverture sur la ville. d. Evolution de la vie interne de la collectivité et modèle architectural : Nous avons vu que nous ne pouvions pas dresser un modèle type de besoins. Les pressions internes et externes sur la collectivité, sa nature mouvante, la transformation progressive de ses utopies, la sensibilité de chacun des membres de cette collectivité vont constamment redéfinir ses besoins et ses moyens. Il est donc vain de concevoir l'adaptation apportée à l'habitat en terme d'application d'un modèle (architectural) type convenant de façon durable à la collectivité. Il n'en est de toute façon pas question dans la mesure où ils ne créent pas d'architecture mais l'investissent plutôt. Ils modifient très rarement l'architecture elle-même (toucher à la structure, percer les peaux). En effet, seul le propriétaire, peut, s'il obtient un permis, intervenir sur le bâtiment. Les squatters revendiquent plus le droit d'user du bâtiment (usus), que d'intervenir sur le bâtiment (fructus, abusus). De plus, la collectivité n'a souvent que des moyens très limités et ne peut que rarement concevoir des interventions de rénovation architecturale. Si elle le fait, cela devient alors souvent leur but principal à atteindre, le moteur même de l'action qui redéfinit, souvent radicalement, leur collectivité (nous y reviendrons). Le niveau d'intervention des squatters se situe donc plus en dessous de l'échelle architecturale ; c'est-à-dire, dans des adaptations organisationnelles, décoratives, souvent à valeur identitaire, de l'espace. Cela signifie donc que c'est l'homme qui s'adapte à l'architecture et non l'inverse. L'on jugera donc de la convenance de l'adaptation d'un modèle architectural à une forme de vie communautaire, dans le cadre de l'occupation bien sûr, par la capacité que la communauté a de s'y intégrer harmonieusement. Envisageons d'abord l'adaptation fonctionnelle, organisationnelle. Comme nous l'avons vu précédemment avec notre interlocuteur suisse, l'adaptation fonctionnelle évolue. Dans les premiers jours d'occupation, ils logeaient tous dans deux pièces au rez-de-chaussée, pour des raisons fonctionnelles (concentration du chauffage, proximité de la rue en cas de pépins). Par la suite, ils développèrent un espace commun au rez-de-chaussée à investir harmonieusement selon leurs désirs personnels et leur décision collective. Nous avons constaté qu'avec le temps, dans tous les squats, les squatters s'organisaient pour rentabiliser le mieux possible l'espace disponible selon un schéma assez classique. Un espace privé (piaule) pour chacun, les espaces les plus grands et les plus centraux pour lieu commun. Les espaces disponibles mais inhabitables (car trop dégradés, inchauffables, …) sont utilisés comme ateliers, espace de spectacles, de représentations (selon les orientations culturelles prises par chaque squat). L'étude des possibilités offertes par le bâtiment évolue avec le temps. Par exemple, la récupération d'un poêle à bois par un squatter grenoblois qui partageait une chambre avec un autre, l'encouragea à investir une pièce jusque là utilisée comme débarras, pour faire sa piaule… Dans le même squat grenoblois, le réseau de solidarité du squat, permit d'obtenir un ensemble de chaises extérieures. Cette offre poussa les squatters à repenser leur jardin et où ils confectionnèrent une zone de rassemblement convivial et intime, … C'est donc à nouveau la solidarité et les moyens disponibles qui suscitent l'action. Et toute action modifie potentiellement les rapports spatiaux de la collectivité et donc aussi les nouvelles possibilités que le lieu lui donne. Selon la politique interne à la communauté, ses principes, ses soucis éthiques, sa socialité, l'utilisation des lieux peut être très différente. Citons deux exemples : Dans le squat marseillais le Caju, la collectivité a pour principe de ne refuser aucune personne désireuse d'échange respectueux, tant que cela reste physiquement possible. Il faut imaginer les conditions d'hygiène d'une vieille petite maison ouvrière investie par une quinzaine de squatters qui y mangent, y vivent, y dorment quotidiennement. La collectivité est toujours à l'étroit, mais tel est son choix et la solidarité vécue domine les contraintes spatiales imposées par la petitesse des lieux. Ici, ce sont les valeurs collectives qui déterminent l'art de vivre l'habitat. La faculté de s'intégrer harmonieusement au modèle architectural doit donc être contrebalancée par la volonté collective de dépasser les contraintes, de les ignorer ou même d’en faire le moteur de la lutte urbaine… Où seraient les personnes qu'ils accueillent s'ils ne les accueillaient pas ? Le squat toulousain, l'École est une ancienne école dans une cité-jardin. Cette collectivité de squatters semble aussi respecter des principes sur l'art de vivre l'habitat. Leur lutte urbaine, sociale s'articulant principalement à partir d'un autre squat que la collectivité a ouvert dans le centre de la ville, ces principes sont plus de nature à assurer une autonomie (économique) collective, un respect écologique, une hygiène collective, … Par exemple, un ami des squatters rejoignit la collectivité en proposant de créer un potager, l'idée séduisit la collectivité, et ils entreprirent de le faire. Ils fument tous, et ramassent systématiquement leurs mégots. La vaisselle se réalise dehors, … L'hygiène et le confort qui sont souvent relativement négligés dans la plupart des squats, peut devenir un moteur de leur art de vie. Il est important de signaler que ce squat comportait trois couples avec un enfant chacun. De plus, les squatters possédaient trois, quatre bergers allemands. Ils leur refusent l'entrée de certains locaux : cuisine, sanitaire. Le lieu ne possédait que trois éviers pour une vingtaine de personnes dans cinq bâtiments. L'on comprend mieux peut-être ce qui pousse du coup la collectivité à s'imposer une hygiène de vie saine et écologique. Envisageons maintenant la décoration. Il est bien sûr réducteur de vouloir dissocier l'aspect fonctionnel de l'aménagement effectué par les squatters et sa valeur décorative. Cependant, cette tendance à dissocier les deux semble justifiable. Quand les principaux éléments fonctionnels et décoratifs sont des objets récupérés, rafistolés et s'obtiennent au compte-gouttes, la recherche d'ordonnance à travers l'aménagement est un luxe. De plus, les objets de valeur sont souvent inexistants ou se retrouvent rarement dans l'espace collectif. Cependant, les squatters accordent généralement une attention particulière à la décoration. Si elle se développe, le plus souvent, indépendamment de l'aménagement fonctionnel, la décoration a pourtant un rôle tout aussi vital pour la collectivité. Elle est l'expression d'une identité de goût, d'une culture, de la nouvelle socialité. Cette expression est importante pour eux-mêmes, mais surtout pour les réseaux de solidarité qui se constituent dans les squats, et en façade aussi pour les passants, les citadins, … Comme les photos en annexe le prouvent, le squat affiche souvent un esprit. Poésie, liberté, animation, convivialité mais aussi insoumission, rébellion, piratage et discrétion totale sont autant de vocables pour décrire ce que nous avons vu sur les façades des squats en les approchant avant de frapper à la porte. Il devient un symbole pour tous dans le quartier, parfois dans la ville. La façade peut être un lieu d'expression temporaire, un moyen d'expression public qui médiatise la lutte ou l'identité culturelle et en ça est un des moyens de juger de la nature de l'ouverture du squat sur la ville. Nous avons identifié, principalement deux types de décoration dans les squats. Ces décorations peuvent éventuellement cohabiter dans un même squat : - La première décoration est constituée de peintures murales, sculptures ou d'éléments fonctionnels réalisés artisanalement. Les artistes décorant les lieux sont soit les squatters eux-mêmes, soit des proches appartenant au réseau de solidarité des squatters. Les types d'œuvres varient énormément d'un squat à l'autre. Elles oscillent entre l'abstraction totale et la représentation picturale, parfois à valeur idéologique évidente mais parfois aussi à valeur psychédélique, d'évasion. L'art pictural et sculptural a donc une place essentielle dans l'art de vivre des squatters. Il constitue le cadre de vie, l'identité dans le regard de l'Autre, et un moyen de communication entre proche. - L'imagerie idéologique est le deuxième type de décoration. Certains squats affichent des posters, tracts, à valeur idéologique, politique. Ils le font selon nous, à titre informationnel pour le réseau social du squat, mais aussi pour affirmer la lutte collective. Ces deux types de décoration peuvent se retrouver dans les espaces collectifs mais aussi en façade. A rue, l'enjeu devient urbain, politique et hautement révolutionnaire (nous y reviendrons). Les différents espaces privés, chambre à coucher, atelier d'artistes, seront décorés soit selon les mêmes principes, soit de façon très personnelle. Pour beaucoup, la chambre est le seul espace réellement privé et est donc souvent une expression presque caricaturale de leur personnalité. Cependant, sûrement en fonction du fait que l'expulsion est potentiellement proche, certains ne qualifient au contraire que très peu leur espace privé. Avant de clore le point sur l'évolution de la communauté dans son rapport au bâtiment, nous voudrions réaffirmer encore que la collectivité et ses buts se définissent progressivement au fil des actions, et qu'il en va donc de même dans l'organisation et la décoration intérieure privée et collective et extérieure urbaine (façade). A la question dérivée de la définition de l'urbanisme, "Quelle est la nature des adaptations apportées à l'habitat urbain par les squatters pour répondre à leurs besoins d'habitat ?", nous répondons que la nature de ces adaptations est évolutive et se trouve dans les aspirations autonomes personnelles et collectives de chaque homme concerné, et dans la lecture que tous ont des possibilités offertes par le modèle architectural squatté. e. Le squat et l'ouverture sur la ville : Reprenons notre hypothèse. Nous avons vu que la méthode des squatters était organique, activiste. La collectivité affine ses buts d'actions en actions, soutenue par des utopies et un réseau de solidarité. Son adaptation au bâtiment se développe. La collectivité exploite généralement de plus en plus les possibilités spatiales offertes par le bâtiment au fur et à mesure qu'elle l'investit. Si cela profite au bien-être des occupants, cela profite aussi à la qualité d'ouverture sur la ville, de la collectivité. Nous disions que les squatters-urbanistes travaillaient d'abord pour eux-mêmes, tout en le faisant à travers un réseau de solidarité. Il faut d'abord qu'ils se réhabilitent socialement eux-mêmes avant de pouvoir s'engager dans un discours de réhabilitation sociale pour les autres. Comme nous le disait le squatter genevois interviewé précédemment, c'est après six, sept mois que le squat est devenu vraiment animé. Il faut donc généralement un petit temps pour que les urbanistes squatters se lancent réellement dans un discours de réhabilitation sociale et développent de façon significative leur ouverture sur la ville. Le rôle social des squats dans la ville est selon nous essentielle. Pour tenter de l'expliquer, nous nous référons à Serge Moscovoci, sociologue. Nous lui empruntons le terme de minorités actives, pour décrire le mouvement d'occupation et son réseau de solidarité. Selon lui, "une minorité active est un groupe qui borde le champ social dont elle devrait faire partie : la politique, la littérature, l'art, la prise en compte de l'environnement, etc. La minorité est une avant-garde, un groupe qui, à la fois, transgresse et apporte la norme. Les minorités actives sont constituées de personnes qui portent et partagent un projet dont elles débattent ensemble, au sein d'une organisation renforcée par les pratiques collectives." [65] Pour nous, les squats sont le siège et le centre de l'organisation d'une minorité active. Les squats s'organisent très souvent en associations sans but lucratif. L'orientation de ces associations peuvent toucher tous les champs sociaux. Ils peuvent former une association à but social, d'échange, d'entraide, de quartier, de défense, de lutte politique, de visée culturelle, de musiciens, d'artistes, d'artisans, de gens de théâtre, etc. Selon les cas, ils seront une, plusieurs, ou toutes à la fois. La politique du pays, de la Région vont influencer l'orientation de ces associations. Mais le but de notre analyse urbaine est de montrer que la nature et l'expression de ces associations se fondent aussi sur une lecture de la ville et des possibilités propres au bâtiment. Marseille, ville dans laquelle nous avons visité deux squats, par contraste illustre bien l'importance de l'analyse urbaine. Le No Mad's Land est un squat gigantesque, coincé dans un endroit inaccessible entre deux autoroutes périphériques. Le lieu est très central (à 3 minutes du vieux port) mais très mal localisé. Le squat se veut artistique. La nature de l'ouverture sur la ville sera donc culturelle (concert, happening, théâtre, …). Le bâtiment, un ancien centre d'accueil et de nettoyage pour les immigrés arrivant dans le port, possède de nombreuses salles très vastes. Les squatters ont opté, par analyse de leur situation urbaine, pour la réalisation de gros événements à date fixe. Une fois par mois, ils organisent une soirée qui rassemble plus de trois cents personnes. Pendant un mois, les squatters articulent l'organisation des événements, le lieu devient une scène culturelle. Le Caju, lui se situe dans le Panier (partie très paupérisée du centre, le quartier chaud). Le squat, cette fois, se veut un carrefour des luttes, une zone franche. Le squat n'est plus alors le lieu de représentations ponctuelles, symbole d'une culture artistique d'avant garde, mais bien un centre réellement social où se croisent habitants du quartier, membres d'associations diverses, voyageurs, … Le squat est au centre d'un quartier de relégation. Les squatters s'insurgent et responsabilisent, invitent au partage, anime le lien social. A Toulouse, le squat l'École, loin du centre, loin de l'université, situé au fond d'un cul de sac dans une vaste cité jardin s'engage dans une lutte écologique et tente de profiter le plus possible des qualités du modèle architectural et urbanistique qu'il investit. Zone de sport, zone d'accueil pour voyageur, développe l'art de vivre le jardin, l'espace extérieure. Par ces exemples, nous essayons de montrer que si la collectivité s'adapte au bâtiment dans son mode d'habiter, elle tente aussi de s'adapter à sa localisation dans le tissu urbain pour articuler sa nouvelle socialité. L'ouverture sur la ville procède donc de la même méthode urbanistique organique d'adaptation. Il nous semble que l'adaptation à la ville, l'ouverture des squats à celle-ci peut s'envisager dans une double analyse qui envisage la ville d'abord comme territoire de relégation et ensuite comme territoire-réseau. Territoire de relégation : Nous avons observé principalement deux types de squats. Les premiers étaient engagés dans des luttes artistiques, écologiques ; les seconds, dans des luttes plus directement sociales et politiques, bien que les uns soient toujours un peu les autres et inversément. Selon nous, l'analyse de la ville en terme de territoire de relégation permet une compréhension partielle de la nature de l'ouverture sur la ville de chaque squat. Les territoires de relégation sont ces îlots sensibles, quartiers défavorisés, cités qui semblent être à la racine même de la crise sociale. Cette analyse de la ville tente de faire correspondre des problèmes sociaux à un territoire les contenant. Cette analyse de la ville structure d'ailleurs énormément le discours politique dominant. Les Zones d'intervention privilégiées, les quartiers d'initiative fondent leurs démarches sur cette analyse. Il nous semble raisonnable de dire que les squats qui investissent le coeur de ces territoires de relégation, seront engagés dans une lutte sociale et politiques articulée sur le quartier, notamment. Les adaptations proposées par le discours de réhabilitation des urbanistes squatters seront alors sociales; orientées par un discours de mieux-être local. Les squats artistiques, eux, ne semblent pas se situer dans ces espaces de relégation. Ils occupent les discontinuités, les affres, les non-lieux, les no man's land. Ils échappent à l'analyse sociale du territoire, leur discours sera plus strictement culturel. La relégation n'est plus sociale, mais physique. C'est le bâtiment lui-même qui est relégué, isolé. Le squat grenoblois se situe dans un ancien zonage industriel. Le No Mad's Land à Marseille est coincé entre deux périphériques. Le commissariat de police du Thiers à Liège était aussi un bâtiment isolé et aurait probablement été un lieu d'expression artistique. Cette analyse nous semble cohérente. Nous y voyons d'ailleurs certaines analogies avec l'analyse du phénomène urbain des Raves. Ces soirées structurées autour de musique électronique et d'évasion identitaire ont lieu dans ce même genre de discontinuités urbaines. Les ruines et cadavres de l'ère moderne sont récupérés par des cultures alternatives. Les adaptations proposées par le discours de réhabilitation de ce type de squats s'apparentent alors plutôt à une expérimentation sur le milieu, pour y développer une avant-garde artistique, artisanale ou écologique. Les lieux sont généralement très grands et assez dégradés, ce qui selon nous incite davantage à la création, à la liberté d'expression et au rassemblement, … Territoire-réseau: Mais l'analyse urbaine qui permet, selon nous, de mieux juger de la nature de l'ouverture sur la ville est celle qui analyse la ville comme un lieu d'échange, de communication. Cette analyse tente, de prendre en compte la complexification des relations sociales. Elle ne se base plus sur des images fondées sur la dualité, mais fonctionne en terme de mobilité, d'échange, à une époque où la globalisation transforme la structuration de l'ensemble du paysage et du monde vécu. Selon nous, la nouvelle socialité organique du mouvement d'occupation se base sur une compréhension assez élaborée de la ville en terme de mobilité et d'échange. Les squatters articulent plusieurs réseaux aux modalités diverses. Dans les quartiers défavorisés, socialement enclavés, nous l'avons dit, les squats sont souvent au centre d'une action sociale locale. Les squats ne cherchent pas pour autant un retour à des villes plus conviviales, faites de voisinage et de courtes distances. Ou du moins, ils ne se contentent pas de recréer un lien social de proximité. Ils ne se condamnent pas à l'immobilisme, et tentent plutôt de multiplier les réseaux, niveaux de luttes, … Par exemple, nous avons vu que les voyageurs articulent considérablement la socialité des squats. Les événements culturels organisés par les squats se médiatisent selon des réseaux souterrains qui ne correspondent pas uniquement à une diffusion de proximité, ceux-ci rassemblent une faune urbaine diversifiée et de localisation diverse. Ils multiplient les actions. Le squat peut être dans le même geste, un restaurant populaire, une salle de concert, un atelier de peinture, un théâtre politique. Le squatter connaît aussi ses moyens économiques réduits, et tente de profiter d'autant plus des opportunités, combines offertes par une bonne utilisation de la ville. Le vélo est le moyen de transport le plus rencontré dans le squat. La voiture étant souvent utilisée pour de plus longs voyages, ou des déplacements exceptionnels est cependant un outil souvent partagé, essentiel à la collectivité et à la réalisation de ses buts. La technologie, de façon générale se retrouve dans tous les squats qui ont atteint une certaine renommée, celle-ci décuple leur ouverture sur la ville (téléphone, fax, ordinateur, photocopieuse,…) Selon nous, ces différentes approches urbaines que le squat entreprend pour développer ces activités et sa nouvelle socialité révèle une capacité à penser global et à agir local. Organiquement, selon la conjoncture économico-politico-sociale particulière ces minorités actives sur un territoire particulier provoqueront différentes attitudes dans l'ouverture sur la ville. Les squats sont une solution locale à des problèmes globaux. Cette conception du mouvement d'occupation comme un réseau de solutions locales trouvées à des problèmes globaux nous semble la plus essentielle. Précédemment, nous avons assimilé les squats à ce que Serge Moscovici appelle une minorité active. Redonnons lui la parole : "Les minorités actives se constituent à partir d'affinités intellectuelles qui, peu à peu, se reconnaissent comme telles. Les uns ignorent que les autres pensent comme eux, peu à peu ils se découvrent et de proche en proche, des réseaux se créent. Car les minorités modifient les conceptions des gens qui n'en font pas partie, et parfois sans que ceux-ci s'en rendent compte, leur univers de représentation changent. L'influence exercée est latente et d'autant plus forte que l'importance de la minorité est niée. L'innovation, dans une société, ne vient pas des groupes majoritaires mais des minorités actives." [66] Nous pensons effectivement que les minorités actives innovent et fabriquent de la ville. C'est pour ça, aussi, que nous avons tenté de maintenir notre hypothèse qui définissait les squatters comme des urbanistes qui méritent toute notre attention et avons prétendu que ceux-ci sont porteur d'enjeux pour les politiques futures de la ville jusqu'au bout. L'aspiration des squatters est l'innovation participative pour répondre aux besoins (urbains) des hommes. Serge Moscovici, semble pessimiste. Selon lui, "une société porte en elle le ferment de ce qui constitue les minorités actives. Mais la vie sociale est cyclique, car le rythme est inhérent à la vie. Selon les époques, le mouvement qui l'anime est plus ou moins intense, plus ou moins diffus." [67] Il prétend que "notre temps connaît (à l'inverse des années trente par exemple) une dilution des mouvements sociaux, comme si l'énergie sociale n'était pas mobilisable actuellement. La sécurité devient une valeur…" [68] Nous lui répondons que, selon nous, le mouvement d'occupation est une articulation essentielle de l'expression des mouvements sociaux actuels, il attire et articule potentiellement toutes les associations soucieuses de sortir de la pensée unique, soit de vivre autrement. Il est difficile de se rendre compte de l'évolution future de l'intensité des mouvements sociaux qui agitent notre société. L'heure est à la dissolution, il est vrai. Les technologies transforment la perception et les modalités d'usage de la ville, la globalisation distortionne la structuration de l'espace-temps. La ville change, les mouvements sociaux s'organisent et s'expriment autrement. Dans le réseau global qu'il crée, le mouvement d'occupation s'adapte à cette vision du monde et de la ville dissolue. Il agit local, pense global, et articule des réseaux locaux et globaux. Nous le disions avec Engels, le rôle de la révolution n'est plus clairement défini, il ne s'insère plus dans une lutte duale dans le champ du travail, elle touche tous les champs sociaux. L'action révolutionnaire du mouvement d'occupation commence donc par un discours sur le cadre de vie, l'art de vivre l'habitat, et se déplace ensuite toujours plus, vers un rôle structurateur des différents mouvements sociaux. f. Rupture méthodique : Nous venons d'expliquer le processus évolutif de construction de la nouvelle société entreprise organiquement par les squatters. Nous voudrions brièvement définir deux grandes issues qui peuvent constituer une rupture de la méthode urbanistique organique des squatters. - La répression policière met fin aux activités du squat. Dans ce cas, nous l'avons dit, la collectivité en sera le plus souvent renforcée dans sa dissidence et dans sa conviction et un nouveau squat émerge. Le processus est relancé. Mais parfois, cependant le squat se dissout, et laisse à ses occupants la tâche de la réinsertion dans la société qu'ils voulaient dépasser. Le parcours de la réinsertion peut être multiple, bien vécu pour certains, mais d'autres seront relégués à un statut de cas social ressenti d'autant plus violemment que l'individu sera isolé de son réseau de solidarité. - La réhabilitation du squat dans un autre système . Parfois, quand le squat a su développer une ouverture suffisante sur la ville, certains projets de plus grande envergure, impliquant parfois des fonds plus conséquents (rénovation du gros œuvre ou des finitions, conformation du building aux normes de sécurité en vigueur, investissement dans du matériel sono) sont entrepris par les squatters. Parfois donc la collectivité s'organise et devient un réel agent économique. Chaque squat aura à reconstruire son processus organique participatif, s'il ne veut pas stigmatiser ses activités et altérer le réseau de solidarité. L'apport de l'argent induit principalement des projets de plus longue haleine. Le rapport à l'espace-temps en sera chaque fois modifié. Nous ne pouvons pas juger de la valeur des transformations apportées par des acquis financiers. Cependant, celui-ci s'accompagne généralement (Genève, Berlin, Liège ?) de la légalisation du statut des habitants. Les squatters deviennent souvent alors locataires légaux. Nous émettons l'hypothèse que la force dissidente devra chaque fois se reconstruire si elle ne veut pas s'effacer. L'enjeu de construction d'une société autre est ici capital. Seul l'avenir pourra nous montrer la portée réelle du mouvement d'occupation. Mais nous affirmons que l'obtention du statut légal de locataire est avant tout le plus prometteur exemple de réhabilitation sociale de rénovation.
B. L'architecte et le squat Nous voudrions maintenant brièvement expliquer les différentes participations d'architectes à l'élaboration de la nouvelle socialité des squats que nous avons rencontrée. Nous n'avons la connaissance que de deux squatter-architectes. Mais un peu partout, l'architecte intervient. Nous illustrerons nos propos sur base d'exemples. a. Genève: Nous avons rencontré, toujours au Goulet, un jeune architecte. Présentons très brièvement sa vie professionnelle actuelle : Il travaille en noir, pour différents architectes qui l'apprécient. Il travaille pour eux en période de charrette, … Il s'arrange parfois pour travailler plus, en vue de pouvoir organiser un départ, il aime voyager (3, 4 mois par an). Il n'apprécie pas trop la vie de bureau et préférait travailler moins, le squat le lui permettant financièrement. Il aime envisager des solutions pragmatiques aux nombreux problèmes qui surgissent dans les bâtiments occupés, (problème structurel, isolation, respect des normes de sécurité exigées, …mais aussi transformation volontaire, aménagement,…). Ce jeune architecte fut important dans l'évolution des activités du squat. Il réalisa le cahier de charge que les squatters présentèrent à la mairie pour soutenir leur projet de rénovation. Ce cahier avait notamment comme but de démonter l'argument de l'autorité qui consistait à dire que la démolition/reconstruction est beaucoup plus rentable que la rénovation. La maison classée de l'ensemble de cinq maisons squattées est, nous l'avons dit, effectivement en cours de rénovation sous la direction de l'architecte des lieux. Les quatre autres maisons n'ont pas obtenu de bail à rénovation, l'autorité étant opposée organisa un concours architectural visant à réaliser un centre culturel en lieu et place des quatre bâtiments. Le squatter architecte réalisa le seul projet qui préservait les bâtiments qui, nous le rappelons, constituent l'ancien centre de la commune, et développa un projet de centre culturel alternatif ; ce qui consistait donc à donner un cadre légal de réhabilitation participative aux habitants. Par contre, la mairie a choisi en lieu et place des quatre maisons un projet high-tech capable de concurrencer les plus prestigieux centres culturels du canton! Le vote était truqué. La lutte continue. b. Grenoble : Nous avons eu des échos d'un architecte qui a vécu avec les squatters grenoblois pendant deux ans. Il a tenté de monter, à l'aide d'autres squatters, une équipe de chômeurs, RMIstes et autres déclassés en quête de sens et de réinsertion dans le monde du travail. Son projet consiste en une socialisation de la démolition. Ils repèrent les bâtiments de la Ville les plus dégradés et proposent une démolition gratuite en échange de quoi ils récupèrent l'ensemble des matériaux. Ceux-ci sont alors réutilisés dans d'autres constructions concernant les individus engagés dans le processus. Ce projet a éprouvé de grosses difficultés, mais nous semble cependant important. Ce projet n'est a priori pas directement lié au squat, et pourtant il émane bien d'une question fondamentale soulevée par le mouvement d'occupation. Le souci de profiter de la richesse inexploitée que sont les bâtiments abandonnés pour mieux vivre. c. Toulouse : Cet été, Philippe Masson, un architecte rentré en contact avec les squatters de l'École leur a fait une proposition pour justifier leur maintien sur les lieux. Il leur propose de se charger de transformer toute la cité dans laquelle les squatters sont implantés (et qui est menacée de destruction) en "une espèce de laboratoire de l'habitat, tel qu'il devrait se concevoir dans les décennies à venir (…) où l'on poserait clairement la nécessité de maintenir sur le site des moyens de production alimentaire (potagers, cultures hors-sol), de recyclages et de valorisation des déchets organiques (unités de production de méthane pour chauffage) et le développement d'habitudes domestiques économes en termes de consommation énergétique revêt aujourd'hui un caractère d'intérêt général manifeste." Selon lui, l'école d'architecture de Toulouse, l'Université du Mirail pourraient soutenir l'expérience. d. Bruxelles: Au retour de notre voyage, nous sommes rentrés en contact avec un squat bruxellois dans le contexte d'une collaboration entre le bureau d'architecture liégeois Size + et les squatters qui articulent leurs actions sous le nom C.L.A.S.S.E.. Nous voudrions par souci de diffusion et par sympathie expliquer les démarches entreprises par les occupants. Ils mènent, actuellement, une lutte exemplaire de réhabilitation sociale. Nous proposons en annexe une brève présentation de cette lutte.
VI. CONCLUSION Il est maintenant temps de conclure. Nous avons premièrement dégagé des limites à la politique actuelle des Régions. Cette politique entraîne principalement deux conséquences néfastes. Nous avons d'abord constaté que la structure légale de réinsertion sociale et du droit au logement entretenait une exclusion et une aliénation à l'assistance publique d'une partie toujours plus large des habitants des villes. Nous avons tenté de démontrer que la question du logement ne pouvait pas être dissociée du contexte économique et politique global. La loi Onkelinx de réquisition ne résorbera pas la misère, étant au centre d'un blocage des responsabilités qui s'effectuent inévitablement entre autorités concernées. Nous avons ensuite constaté que si ce blocage perpétue les conditions de vie misérables de beaucoup de citoyens, il est aussi criminel pour la santé des villes. Les bâtiments vides sont une plaie pour la ville, une injure au sans-abri. Nous avons insisté sur le fait que l'abandon d'un bâtiment provoquait toujours sa dégradation accélérée. L'immobilisme politique est donc d'autant plus irresponsable. Chaque jour qui passe rend plus lourd le prix de la réhabilitation. Nous sommes partis de ce double constat pour introduire notre hypothèse : Le processus de recherche d'un bâtiment à investir, puis de construction, dans celui-ci, d'un espace collectif de nouvelle socialité, est une méthode urbanistique qui mérite toute notre attention et est porteuse d'enjeux pour la politique urbaine future. Nous avons décrit cette méthode comme un processus organique d'actions directes de réhabilitation participative. Nous voudrions chercher à démontrer en quoi, selon nous, cette méthode est porteuse d'enjeux pour la politique urbaine future. Nous avons expliqué que la société du travail se démembre. Les êtres privés d'une construction épanouissante articulée sur le travail sont souvent réduits à une perspective pessimiste et sans espoir pour leur vie. Nous avons identifié le mouvement d'occupation comme une réponse révolutionnaire contemporaine à ce déclassement vécu. Il est d'abord un moyen d'affirmation du sujet, un système visant à dépasser la société salariale ensuite. C'est là une remise en question radical du sens donné au lien social et au rôle du système légal qui constituent le cadre d'évolution de notre société. Avant de nous exprimer sur l'importance que nous voyons dans l'émergence de cette volonté globale de redonner un sens commun, un souci de développement durable de nos cadres de vie, nous voudrions exprimer l'exemplarité de leur méthode au regard des orientations prises par la politique dominante de réhabilitation sociale. Nous connaissons une époque où le discours dominant en matière de réhabilitation sociale s'oriente vers un appel toujours plus grand à la responsabilisation de tout acteur. L'importance de la rénovation du tissu urbain semble être un axe essentiel de cette politique de réhabilitation. Avec grande peine, les urbanistes tentent d'impliquer la population dans des processus participatifs. Les limites sont éprouvées par le manque d'argent, le manque de temps, le manque de volonté réelle du politique, mais aussi par le manque de répondant durable de la part des populations. Néanmoins, dans l'ensemble, la politique urbaine semble s'engager petit à petit dans la voie d'une réhabilitation de la ville humaine, participative et soucieuse de l'existant. Nous avons d'ailleurs vu comment l'histoire du mouvement d'occupation avait à de nombreuses reprises influencé le politique à s'engager dans cette voie. Le mouvement d'occupation doit, selon nous, être perçu par les urbanistes comme un exemple rêvé de responsabilisation et d'engagement volontaire des populations. Dans une étude attentive du mouvement d'occupation, permet à l'urbaniste de prendre conscience de plusieurs besoins identitaires culturels et sociaux d'une partie de la population active. Il peut découvrir une volonté commune de restituer des lieux et des modalités de production de société. Il découvre enfin des gens qui suscitent leurs compétences pour développer des projets de réhabilitation locale et réelle qui s'inscrivent de façon exemplaire dans les outils prévu par les législateurs (bail à rénovation, bail à la réhabilitation, bail emphytéotique, incitation à l'investissement privé dans les quartiers repoussoirs, Régie de quartier, module d'insertion et de formation aux métiers du bâtiment…). La force d'enseignement du mouvement urbanistique d'occupation est donc fondamentale. Ponctuellement, la Ville a d'ailleurs su se montrer ouverte au projet de réhabilitation volontaire des squatters. Nous espérons que cette attitude pourra se développer davantage dans le futur. Le mouvement d'occupation, nous l'avons dit est spontané, organique et révolutionnaire. Il est donc impensable d'instituer cette méthode urbanistique comme politique officielle dominante. Nous voudrions cependant tenter de prendre le recul nécessaire et de rêver une société dans laquelle l'engagement volontaire, la solidarité, les projets communs et le souci de mieux-être, pour tous sans aliénation au capital soit concevables et même encouragés. Ne serait-il pas raisonnable d'imaginer un cadre légal à l'occupation ? Tolérer une occupation des bâtiments vides des communes par exemple, permettre aussi l'usage temporaire des bâtiments inutilisés pour des représentations culturelles, favoriser les baux à rénovations, … Qu'on le veuille ou non, selon nous, il est essentiel de se poser ces questions pour repenser la ville de demain. Il est important de penser jusqu'à leur terme logique ces expériences exemplaires qui explorent effectivement d'autres modes d'habiter, de coopération productive, d'échange, de solidarité, de vie. Remerciements: Merci à Aurora et Antoine, mes compagnons de voyage pour toutes les visites de squats à travers l'Europe. Merci à tous les squatters qui nous ont accueillis et ont aimablement accepté d'être interviewés. Merci à Olivier Cornil et Michaël Bianchi pour m'avoir ponctuellement intégré dans leur travail sur l'îlot Stévin à Bruxelles. Merci aux membres de l'association C.L.A.S.S.E. pour leur sympathie et engagement volontaire. Merci à Marie Roosen et à Luc Mabille pour le précieux soutien qu'ils m'ont apporté lors du choix de ce sujet de mémoire engagé. Merci enfin à Aurora, à Sophie, à ma Grand-mère, mes parents, à Marie, mes amis et co-locataires qui ont porté un intérêt à ce mémoire.
Notes de bas de page (1) P. Pieroni, L’aventure du Far West, Hachette, La nouvelle encyclopédie, Paris, 1977, "Le mythe de l’Ouest", page 108 [2] D. Duprez, Les revendications à vivre autrement, dans "Contradictions", n°38, Bruxelles, Hiver 1983-84, "Les squatters : les génèses sociales d’un mouvement urbain localisé", page 104 1 D. Duprez, op cit, page 104 2 D. Duprez, op cit, page 104 [3] F. Choay, L’Urbanisme , utopies et réalités -Une anthologie-, Ed. Du Seuil, Paris, 1965, page 26 [4] F. Choay, Ibid, page 181 [5] F. Choay, op cit, page 181 [6] F. Choay, op cit, page 28 [7] R. Réné, Introduction à l’histoire de notre temps . Tome 3. :Le vingtième siècle de 1914 à nos jours, Ed. Le Seuil, Paris, 1989, page 153, 154 [8] M. Crouzet, De la deuxième guerre mondiale à nos jours. La renaissance de l’Europe, Ed. Flammarion, 1970, page 10 [9] A. Vulbeau, Le logement des jeunes, dans "Informations sociales", n° 34, Paris, 1994, "Le squat", page 70 [10] [11] D. Duprez, op cit, page 105, 106 [12] C. Bachmann et N. Le Guennec, Violences urbaines. Ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politique de la ville, Ed. Albin Michel, Paris, 1996, page 41 [13] D. Duprez, op cit, page 106 [14] D. Duprez, op cit, page 107 [15] J-F. Lyotard, Moralités Post-Modernes, Nouvelle Revue Française, 1996, page 25 [16] D. Duprez, op cit, page 107 [17] D. Duprez, op cit, page 107 [18] D. Duprez, op cit, page 108 [19] D. Duprez, op cit, page 108 [20] D. Duprez, op cit, page 109 [21] D. Duprez, op cit, page 110 [22] D. Duprez, op cit, page 110 [23] D. Duprez, op cit, page 108 [24] D. Duprez, op cit, page 111 [25] D. Duprez, op cit, page 111 [26] D. Duprez, op cit, page 109 [27] D. Duprez, op cit, page 109 [28] D. Duprez, op cit, page 109 [29] D. Duprez, op cit, page 113 [30] D. Duprez, op cit, page 113 [31] D. Duprez, op cit, page 116 [32] D. Duprez, op cit, page 116 [33] D. Duprez, op cit, page 113 [34] L. Versluys, dans "Le Journal des Procès", Bruylant, Bruxelles, Avril 1994, "Le Kraken : pourquoi ne pas aller habiter dans une maison abandonnée ?", page 16 [35] D. Duprez, op cit, page 114 [36] D. Duprez, op cit, page 114 [37] D. Duprez, op cit, page 114 [38] H. Prolongeau, Sans domicile fixe, Ed. Hachette, Paris, 1993, page 108 [39] I. Debroux, En croisade contre les logements vides !, Journal La Meuse, 26/12/94 [40] V. Bollinne, La loi Onkelinx, deux ans après..., Journal Le Soir, 1995 [41] P. Miest, La Ville de Liège hésite à réquisitionner des immeubles pour donner un toit aux sans-abri, La Meuse, 16/5/1994 [42] D. Behar, dans "MEMO", Pour un nouveau droit au logement, Ed. Promotion des Droits Sociaux Bruxelles, Mars 1994, page 4 [43] Ministre W. Taminiaux, dans le contrendu de la conférence de presse sur "le code du logement" , Liège, 8/11/98, page 2 [44] Idem, page 10, 11 [45] P. Brogniet, dans le contrendu de la conférence de presse du Cabinet du Ministre de l'action sociale, du logement et de la santé, W. Taminiaux, "Logements sociaux : attribution des points", Liège, 28/11/95 [46] P. Brogniet, dans le contrendu de la conférence de presse du Cabinet du Ministre de l'action sociale, du logement et de la santé, W. Taminiaux, "Logements sociaux : attribution des points", Liège, 28/11/95 [47] O. Van Vaerengergh, Le Collectif sans Nom : l’utopie agissante. Un repère de squatters pas comme les autres, Journal Le Soir, 18-19/4/98 [48] Idem [49] M. De Muelenaere, Quand une société préfère s'asseoir sur ses contradictions, Le soir, 26/8/98 [50] M. David-Jougneau, , dans "Informations sociales", n° 68, Paris, 1998, Le Dissident institutionnel, un marginal ?, page 92-93 [51] H. Do., Chronique intimiste d'un "Punk pic-nic", Journal Le Soir, 15/4/98 [52] D. Duprez, op cit, page 116-117 [53] D. Duprez, op cit, page 120 [54] D. Duprez, op cit, page 120 [55] D. Duprez, op cit, page 120 [56] P. Grell, A. Wery, Héros obscurs de la précarité - Des sans-travail se racontent,des sociologues analysent, Ed. Harmattan, Paris 1993, page 164 [57] A. Gorz, Misères du présent - Richesse du Possible, Ed. Galilée, Paris, 1997, page 72 [58] A. Gorz, Misères du présent - Richesse du Possible, Ed. Galilée, Paris, 1997, page 112-113 [59] P. Grell, A. Wery, Héros obscurs de la précarité - Des sans-travail se racontent,des sociologues analysent, Ed. Harmattan, Paris 1993, page 162 [60] H. Prolongeau, Sans domicile fixe, Ed. Hachette, Paris, 1993, page 107 [61] A. Gorz, Misères du présent - Richesse du Possible, Ed. Galilée, Paris, 1997, page 109 [62] D. Duprez, op cit, page 115 [64] P. Grell, A. Wery, Héros obscurs de la précarité - Des sans-travail se racontent,des sociologues analysent, Ed. Harmattan, Paris 1993, page 81 [65] S. Moscovoci, les minorités actives, dans "Informations Sociales", n° 68, Paris, 1998, page 98 [66] S. Moscovoci, les minorités actives, dans "Informations Sociales", n° 68, Paris, 1998, page 98 [67] Ibid, page 99 [68] Ibid, page 99
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