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03-05-2024

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Le cimetière, âme des villages


Texte de la conférence de Jacques Dufresne à l'ouverture du Colloque

L'Avenir des cimetières du Québec,

tenu à l'Université Laval de Québec, les 30 et 31 octobre 2013.
Source: http://agora.qc.ca/documents/le_cimetiere_ame_des_villages  

Colloque L’avenir des cimetières du Québec
http://www.ecomuseedelau-dela.net/pages2013/IV-B-1-discussions-Colloque.html

http://www.cimetieresduquebec.ca/

J’ai accepté votre invitation d’abord parce qu'elle m’a été transmise par mon ami, par notre ami Éric Volant, ce qui signifie qu'il me jugeait digne de la tâche. J’en aurais douté autrement. Il se trouve aussi que j’admire les défenseurs des causes perdues dont vous êtes. Je suis heureux et honoré d’avoir l’occasion de m’adresser à vous

On visite encore un cimetière romain près d’Arles, les Alyscamps…
Dans Arles, où sont les Aliscams,
Quand l'ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c'est d'amour,
Au bord des tombes. (P.J. Toulet)


L’Égypte a ses pyramides et son Livre des morts, la Chine a ses nécropoles dynastiques. Tout près de nous, dans le temps et dans l’espace, les Mormons ont enfermé dans une grotte des Rocheuses les microfilms des états civils de plus de dix-huit milliards de morts. Le culte des morts et de leur souvenir est le signe d’humanité par excellence. Les morts souffriront peut-être de notre indifférence à leur endroit, mais ils n’en seront pas amoindris, c’est nous qui en serons amoindris, amputés de la partie la plus riche de notre humanité, de son humus. Car la mort est la maison de la Vie, de la Vie en tant que qualité.

C’est l’essentiel de mon message que je résume ainsi; je l’expliciterai plus loin. Je vous propose d’abord une promenade dans quelques cimetières. Une promenade qui commence par une escalade de la colline du cimetière de Sète où dorment, au-dessus de la Méditerranée, deux des plus grands poète du XXe siècle, Valéry et Brassens. Valéry est l’auteur d’un poème inoubliable et inépuisable : Le cimetière marin.

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
Ô récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!

On éprouve un sentiment semblable dans bien des cimetières québécois, d’où l’on domine le fleuve, la mer ou le lac Mégantic. S’il existe un endroit au monde dont on peut dire que les cimetières sont l’âme des villages sinon des villes, c’est bien le Québec. Mon premier choix est celui de St-Irénée. J’abuserai de la poésie, le seul langage qui convient parfaitement à ces deux sœurs de notre finitude : l’amour et la mort

Valéry toujours, à propos des morts et des fleurs :
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?

Comment vivre sans une telle poésie? Ce sont là des vers que je me récite à moi-même depuis mon adolescence. Ils m’ont submergé au moment où j’ai appris que ma mère allait bientôt mourir. C’était vers la mi-juin, le jour était beau, je suis parti en vélo pour une longue balade, comme un fou qui ne mesure pas ses forces : les bords de la route, les prés abandonnés étaient jonchés d’épervières, ces fleurs jaunes et oranges si joyeuses après les pissenlits uniformes. Elles ne m’ont pas seulement consolé, j’avais le sentiment que le don de vivre de ma mère avait littéralement passé en elles; j’y voyais son sourire.

Que savons-nous des fleurs, de leur lien avec notre vie et notre mort? Gustav Fechner, le fondateur de la psychologie expérimentale, s’était posé la même question. Pour soigner une maladie grave, on avait bandé ses yeux et il avait vécu ainsi trois ans dans l’obscurité. Au moment où on lui enleva son bandeau, on offrit des dahlias à son regard. Son éblouissement fut tel qu'il en conclut que les plantes avaient une âme. Il mit d’abord cette expérience sur le compte d’un trouble de son imagination. C’était un savant. Mais deux ans plus tard, après plusieurs extases semblables, justement parce qu'il était un savant, il écrivit un livre sur l’âme des plantes, dans lequel il s’efforce notamment de rendre compte du lien entre les fleurs et le culte des morts.

D’où mon attachement aux fleurs sauvages des cimetières de ma municipalité, Barnston Ouest, laquelle compte presque autant de cimetières que d’habitants, quatorze précisément, un pour vingt habitants. Dormir sous des fleurs sauvages! Les cimetières négligés sans être abandonnés tout-à-fait ont cet avantage de ne pas être exposés aux herbicides. Au mois de juin, le cimetière qui jouxte notre terre est couvert d’antennaires et près de la clôture, au pied d’un arbre, on retrouve chaque année une colonie de pervenches. L’usage des herbicides devrait être interdit dans les cimetières du Québec.

Nous avons à Barnston Ouest, je le dis avec fierté mais sans vouloir faire ombrage à qui que ce soit, un comité de la culture dont la première mission est de veiller sur les cimetières. Avis à notre ministère de la Culture! N’en concluez pas que la municipalité veut se substituer aux églises encore vivantes et prendre en charge systématiquement tous les cimetières. On cherche plutôt la formule idéale pour chacun. L’avenir de celui qui jouxte notre terre a été assuré par une dame qui, il y a cinquante ans, a acheté, juste à côté, une bande de terre large de 80 pieds et longue de 1000 pieds. La location de cette bande pourrait couvrir les coûts d’entretien du cimetière pendant très longtemps, au rythme où il s’accroît. Le dernier enterrement remonte en effet remonte à 1992. Bonne façon de se croire à l’abri de la mort que de vivre près d’un cimetière si peu actif. On a hélas! perdu toute trace de la dame qui avait tout prévu pour son agrandissement. Pour le moment, la bande de terre n’appartient à personne.


À quelques kilomètres de là, se trouve un minuscule cimetière abandonné au milieu d’un champ. Un ami montréalais qui s’est enraciné dans notre région vient de l’acheter pour un dollar, mais après avoir fait des recherches de titres qui aurait découragé le notaire le plus patient. Il compte bien s’y faire enterrer, à peu de frais et dans la plus parfaite laïcité. Il est à la recherche de copropriétaires. La famille Sheard, les notables du canton, a aussi son cimetière privé.

L’avenir d’un autre cimetière est assuré pour un temps limité par un don de 10 000 $ d’un citoyen de Chicago, le descendant d’un notable. On dit qu'il y a six millions de descendants de Québécois francophones aux États-Unis. Six millions multipliés par 10,000 $. L’excellent travail fait par les cartographes et les photographes de nos cimetières, M. Labelle ainsi que Diane et Nicole Labrèche, notamment, ne pourrait-il pas servir à rappeler aux riches américains issus de nos berceaux leurs devoirs à l’endroit de leurs ancêtres? Il nous faut un facebook des morts. Le site Cimetières du Québec nous permet de voir non seulement des églises et des cimetières, mais aussi des tombes. Rien n’interdit d’associer des biographies à ces tombes. Un partenariat des photographes avec les sociétés d’histoire et de généalogie permettrait de réaliser une œuvre étonnante.

Nous vivons dans une campagne qui, au début du XIXe siècle était au moins cinq fois plus peuplée qu'elle ne l’est aujourd’hui. Mais en ville? J’ai posé la question à mon confrère René Laurin qui fut maire de Joliette au cours des douze dernières années. «À mon avis, m’a-t-il répondu, lorsque les paroisses ne peuvent plus s’occuper de l’entretien des cimetières, elles devraient en céder la propriété aux municipalités. Celles-ci devraient alors en confier l’administration à l’entreprise privée, laquelle pourrait en assurer l’exploitation de façon rentable. Toutefois, il faudrait prendre en compte que les cimetières sont des institutions à caractère religieux et que les municipalités sont des créatures du gouvernement provincial qui, lui, doit être neutre. Les cérémonies religieuses au cimetière pourraient-elles avoir lieu de façon légale? Les croix sur les monuments deviendraient-elles des signes ostentatoires non permis sur un domaine public? Sera-ce une autre occasion de débat? C’est à voir.

Mais ce sont là des questions que vous vous posez depuis longtemps. Je n’ai rien à vous apprendre en cette matière de gestion des cimetières. Mon but était surtout de citer Barnston Ouest en exemple : si une municipalité de trois-cents familles peut prendre en charge ses quatorze cimetières, je ne vois pourquoi l’avenir des autres cimetières du Québec inspirerait des craintes.

J’ai plus et mieux à vous dire sur les raisons que nous devrions avoir de protéger nos cimetières. Elles sont liées à notre attitude devant la mort. Ici c’est la vie et l’œuvre d’Éric Volant que je vous propose en exemple. Si j’écris la mort dans le fenestron Google, je suis conduit à la vitesse de la lumière vers l’Encyclopédie de la mort, premier résultat sur des millions. Cela veut dire que quiconque sur la planète francophone fait une recherche sur la mort est invité à découvrir l’œuvre d’Éric, cela veut dire aussi qu'aucun autre auteur québécois dans les sciences humaines ne peut se flatter d’avoir autant de lecteurs que notre ami , soit 2000 par jour en cette saison.

C’est l’aspect superficiel d’une réussite dont la profondeur et l’originalité se révèlent à quiconque vut bien opérer un rapprochement entre les deux principales œuvres d’Éric : La maison de l’éthique et Culture et mort volontaire. On s’attend à ce qu’une maison de l’éthique ressemble à un palais de justice. Celle d’Éric a toute la chaleur, la vie, la poésie d’une maison faite pour le bonheur des êtres humains. Par le simple rapprochement entre l’idée de maison et celle d’éthique, Éric nous donne à entendre qu'une éthique qui se réduit à un code ou à une charte est une chose triste et inopérante. Une éthique ne peut nous inspirer que dans la mesure où elle nous touche en profondeur à travers une esthétique. Le mot grec aisthesis veut dire sensibilité. Vus sous cet angle nos cimetières, comme nos églises, sont des maisons de l’éthique, maisons abandonnées me direz-vous, mais qui resteront infiniment précieuses tant que nous en serons réduits pour les remplacer à l’esthétique fonctionnelle des columbariums. Je m’indigne à la pensée que ces dortoirs du Meilleur des mondes portent le nom de l’oiseau poète :

Quand nous en irons-nous où vous êtes colombes
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis
Et toutes les amours dont nous sommes les tombes
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits?
Je reviens à Éric. Pourquoi le même homme a-t-il consacré une partie de son œuvre à la mort et l’autre à la maison de l’éthique, sinon parce que la mort, telle qu'il nous la présente, est elle aussi une maison de l’éthique. J’entends par là que l’éthique incarnée, engagée, existentielle, réaliste que nous propose Éric n’est possible qu’à l’ombre du critère de la réalité pour tout être vivant : la mort. Puisque la mort est inévitable et que nous acceptons ce fait sans révolte, vivons tout près les uns des autres dans une maison aux plantes vertes, aux boiseries dorées, près d’un foyer aux odeurs d’érable. «L’éthique nous apprend à séjourner dans les limites de notre finitude.» (La maison de l’éthique, Liber 2003, p.10.).

La grande originalité d’Éric en tant penseur de la mort, c’est qu'il n’a nullement cherché à dire des choses originales à son sujet. «La mort existe, inévitable et irréversible ! Il y a la mort. Mort il y a.» Cette phrase qui figure sur la page d’accueil de son site, il l’avait fait sienne dès le début de ses travaux. Ceci à un moment de l’histoire où à l’avant-garde dans les sciences, dans le cadre du mouvement transhumaniste, on se laisse aller, avec un infantilisme troublant, à une révolte ouverte contre la mort, de même qu'au projet d’une immortalité sur terre sous la forme de la conservation des circuits cérébraux d’une personne sur un disque dur. Fréquentant occasionnellement et virtuellement ces fous depuis plus de vingt ans, j’ai trouvé en Éric un sage dont l’humanité a grand besoin en ce moment.

Ayant dit que la mort est la maison de l’éthique, le mur sous la protection duquel une éthique peut s’édifier, il me faut ajouter qu'elle est aussi la maison de la vie, et que l’avenir de l’ensemble de la biosphère dépend de la redécouverte de cette vérité première. J’inscris ainsi la réconciliation avec la mort et avec les cimetières au cœur du mouvement écologique.

Mais pour comprendre cela, il faut pouvoir distinguer la Vie de la vie, la Vie comme qualité de la vie comme fait.

Voici deux terres. L’une, un champ en monoculture de maïs, est bourrée d’engrais chimique et de pesticides, son humus n’est plus qu'un support; l’autre est une forêt ancienne avec son infinie variété d’espèces végétales et animales, son mystère, ses couleurs sa poésie, ses fleurs, ses fruits. Les deux sont vivantes, les deux possèdent la vie comme fait, la seconde seule possède en plus la vie comme qualité.

La même distinction s’impose à propos des êtres humains. Il existe des êtres en monoculture d’autres qui sont luxuriants. En plus de la vie comme fait, ces derniers possèdent la vie comme qualité. Je dis bien la vie comme qualité et non la qualité de la vie, cette chose ajoutée de l’extérieur à une vie qui peut très bien subsister tout en étant être privée de qualité. Le fait qu'une personne jouisse de ce qu'on appelle une bonne qualité de vie (air pur, hôpitaux, école à proximité, eau filtrée) peut très bien ne rien ajouter à sa vie comme qualité. On peut être la fois à demi-vivant et bien équipé.

Eric nous a donné un bel exemple de la vie comme qualité : par son attention aux autres, par sa générosité, par sa présence apaisante, par son enthousiasme, par sa créativité. Le voir travailler sur son son œuvre monumentale à l’âge de quatre-vingt cinq ans fut pour moi une grande source de joie. Il avait encore ce côté enfant qui le faisait se réjouir de la moindre hausse de la fréquentation de son site…et s’attrister de la moindre baisse.

Hélas! cette vie comme qualité est de plus en plus menacée. Elle se retire de nous, comme la mort avant elle, chassée par la machine et le projet prométhéen de l’homme maître et souverain de la nature. Il y a un peu plus d’un siècle, Mistral observait : «Devant l’homme souverain, Dieu pas à pas se retirant.» Il dirait aujourd’hui : Devant la machine souveraine, l’homme pas à pas se retirant…et avec lui la vie et la mort. Ce retrait étant indolore, nous n’en prenons pas conscience, ce qui nous prive de toute défense contre lui, mais pour en prendre la mesure, il nous suffit de penser aux milliards de rapports humains nourriciers rendus impossibles par les distributrices automatiques, les répondeurs, les transactions virtuelles, à quoi il faut ajouter la disqualification du jugement humain au profit des algorithmes. Cinquante-cinq pour cent (55%) des décisions prises à la bourse de New-York le sont par des machines à une vitesse dépassant largement la capacité du cerveau le plus puissant. La plupart des professions sont menacées dans ce qu'elles ont de plus humain par cette méta profession appelée informatique.

On aura compris que c’est la Vie comme qualité qui se retire devant ce raz-de-marée virtuel, la vie comme fait, mesurée par l’espérance de vie, triomphe au contraire, ce qui nous donne l’illusion que tout va pour le mieux dans le Meilleur des mondes, que vivre c’est durer, fonctionner le plus longtemps possible, sur un disque dur si nécessaire.

J’aurais mille choses à dire sur ce qui distingue la vie comme qualité de la vie de celle comme fait. La première est rythmée et sous le signe du désir, la joie venait toujours après la peine, la seconde est linéaire dominée par la volonté. La première, les vivants peuvent la prêter aux objets inanimés : il existe des œuvres d’art, des villes, des rues, des maisons vivantes. «Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à la nôtre et la force d’aimer.» La vie comme fait ne se communique pas aux choses, elle reste enfermée en elle-même.

Notre conversion personnelle à la vie comme qualité est la condition sine qua non de notre réconciliation avec la nature et elle est elle-même indissociable du retour de la mort. La mort est l’instigatrice secrète de tous nos sentiments les plus riches. Elle est le ferment et le sel de la Vie.

Point de beauté dans un paysage sans le sentiment qu'on ne le reverra plus tel qu'il apparaît dans ce moment unique «Aimer ce que jamais on ne verra deux fois.» (Vigny)

Point d'amour et point de passion dans l'amour sans la mort: «Quand nous reverrons-nous et nous reverrons-nous?» L’amour est un adieu sans cesse recommencé. Il s'en va si l’on tient pour acquis que l’être cher reviendra, si son retour n’est plus un miracle, mais une chose due, prévue. Le désespoir de bien des jeunes tient sans doute au fait qu’ils vont et viennent sans jamais partir et sans jamais revenir. Si on ne meurt pas un peu, on ne part pas et on ne revient pas. Les Grecs, nos maîtres à penser et à sentir, vivaient près de la mer, et donc près de la mort. Leur vie quotidienne était ponctuée d’adieux.

Il n’aurait fallu
Qu'’un moment de plus
Pour que la mort vienne,
Mais une main nue
Alors est venue
qui a pris la mienne.
Qui donc a rendu
leurs couleurs perdues
Aux jours, aux semaines?

Point de pensée sans la mort: philosopher «c'est apprendre à mourir.» Point de sagesse sans la mort: «Il faut vivre chaque instant comme si c'était le dernier.» Chose fragile, chose précieuse.

Voici revenir la mort et avec elle la vie comme qualité.

Et les cimetières? Comme nous l’a appris Philippe Ariès, l’évolution des attitudes devant la mort est un processus si lent qu'il semble irréversible. L’Occident a mis plusieurs siècles à passer de la mort apprivoisée à la mort interdite d’aujourd’hui. Nous ne passerons pas à la mort réconciliée en quelques années. Mais comme dans l’autre branche de l’alternative, il n’y a que l’emmachination, la robotisation, la dérive vers le Meilleur des mondes, nous n’avons pas le choix. Pour demeurer vivant et humain, il nous faut réapprivoiser la mort.

De plus de plus de gens espèrent pouvoir mourir à la maison, puissent-ils être aussi nombreux à vouloir être exposés sinon à la maison, du moins dans un cadre familier, comme la chose se faisait encore tout récemment en Europe. S’il y a un domaine où la désindustrialisation est souhaitable, c’est bien celui de la mort. Il y a une quarantaine d’années, la journaliste Rolande Lacerte a écrit dans Le Devoir, un article retentissant intitulé Mourir au-dessus de ses moyens. Elle a reçu un téléphone de menace pour la vie de ses enfants. C’est l’une des raisons pour lesquelles toute la famille est allée vivre en Italie. Nous mourons toujours au-dessus nos moyens, avec ici et là des initiatives qui indiquent la bonne voie. Un homme de trente-deux ans, père de trois enfants, dont deux l’accompagnaient ce jour-là, est mort récemment dans un accident de voiture. Quatre jours plus tôt, son frère s’était marié dans la joie. C’est ce frère menuisier qui a fabriqué la tombe.

Je rappelle ici que notre ami Éric Volant a joué un rôle actif dans le développement des Coopératives funéraires.

Le lien entre l’éthique et la mort semble se limiter pour l’instant au débat sur l’euthanasie, débat qui risque fort d’aboutir à une loi qui éloignera encore la mort de nous car elle portera la marque d’une liberté que voulons illimitée plutôt que celle d’une finitude avec laquelle nous devrions nous réconcilier. Quoiqu’il en soit, ce débat aura bientôt une fin et il sera possible alors de jeter les bases d’une véritable éducation à la mort, par les arts visuels, la musique et la littérature.

L’une des raisons pour lesquelles l’enseignement des classiques est si important c’est la place qui occupe la mort et le sens de la mort.«J’irai donc aimer chez les morts», disait Antigone. «Frères humains qui après nous vivez, n’ayez les cœurs contre nous endurcis», ajoute Villon. Le Phèdre de Racine se termine par ces vers :

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

Il existe dans notre littérature un texte de Doris Lussier qui mériterait une place d’honneur dans les cours d’éthique, tout proche de Victor Hugo dont il est sur ce plan le disciple :«Ce qui est beau dans le destin humain malgré son apparente cruauté, c'est que mourir, ce n'est pas finir, c'est continuer autrement. Un être humain qui s'éteint, ce n'est pas un mortel qui finit, c'est un immortel qui commence. La tombe est un berceau. Et le dernier soir de notre vie temporelle est le premier matin de notre éternité. «Ô mort si fraîche, disait Bernanos, ô seul matin!». Car la mort, ce n'est pas une chute dans le noir, c'est une montée dans la lumière. Quand on a la vie, ce ne peut être que pour toujours. Comme dit le poète -- parce que ce sont toujours les poètes qui voient le mieux le fond des choses:

«Ouverts à quelque immense aurore
De l'autre côté des tombeaux,
Les yeux qu'on ferme voient encore».
Sully Prudhomme

Un autre grand vivant, Fred Pellerin, a déjà par son monologue«l'arracheuse de temps», apporté sa contribution à cette éducation.

Mais notre grand éducateur en cette matière c’est Éric Volant. Moi qui en suis pourtant l’éditeur, je n’en finis pas de découvrir son site et de m’en nourrir. Ma dernière découverte :

«Aujourd'hui on a tendance à dire sur la mort beaucoup de paroles qui occultent son mystère. Les nombreux dialogues et colloques sur la mort sont devenus un nouveau rituel de la mort dans lequel l'argumentation a succédé au silence. La parole logique a remplacé le récit mythique et a enlevé à la mort son pouvoir symbolique. La mort y gagne peut-être en rationalité, mais y perd son caractère sacré de dies irae et sa force évocatrice d'infortune et de mauvais augure (le terme latin obscenus signifie: de mauvais augure). Dès lors, les réticences de Gadamer à l'égard de la conceptualisation de la mort semblent vouloir se justifier. En effet, le bavardage contemporain tend à rendre inoffensive la cruauté des traits de la mort.»

La mort de Juliette Drouet qui avait partagé avec tant d'amour sa vie pendant cinquante ans a inspiré ce cri de l'âme à Victor Hugo: «Les morts ne sont pas absents, ils sont invisibles.» Hugo

 

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