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18-12-2023

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Les bonnes et les mauvaises utopies

L'humanisme et la Révolution française
ont battu la Révolution russe

 

par Edgar Morin
(Journal Le Monde - Décembre 2001)
 

 

Dix ans après la chute du communisme, le sociologue Edgar Morin explore un monde sans Union soviétique, distingue les bonnes et les mauvaises utopies, dessine les contours de ce qu'il appelle la "société- monde" et explique pourquoi l'islam intégriste ne durera pas plus que n'avait duré le communisme stalinien.  

 

"Le 25 décembre 1991, le drapeau rouge qui flottait depuis soixante-quatorze ans sur le Kremlin était amené. Ainsi disparaissait la première puissance communiste du monde, qui a suscité l'enthousiasme de millions de gens sur la planète et fait des millions de victimes. Dix ans après, le monde a perdu un pôle de référence et de répulsion.  

 

- Pour comprendre la situation présente, dix ans après la disparition de l'URSS, il faut rappeler ce qu'a été son implosion : la déchéance de l'économie bureaucratique de l'Etat totalitaire est venue de l'intérieur. La réforme a commencé avec Gorbatchev et a précipité, au sein même de la Russie nouvelle, une sorte d'appel d'air dans lequel s'est engouffrée l'économie libérale. Mais cette économie libérale, ou néo-libérale, ne s'est pas seulement ruée dans l'ex-Union soviétique et dans toutes les démocraties populaires. L'effondrement de ce modèle d'organisation de la société a déconsidéré, par extension, tout ce qui était étatisé dans des pays comme la France et dans à peu près tous les pays européens, avec la vague de privatisations. C'est une répercussion profonde.  

 

"Cette expansion mondiale d'un modèle économique a été saluée par les technocrates, qui en sont les porteurs, et facilitée par le développement de toutes les nouvelles techniques de communication : le portable, le fax, évidemment Internet. La conjonction de ces deux éléments a constitué ce phénomène appelé "mondialisation", bien qu'on emploie le terme par abus, car le phénomène de planétarisation a commencé au XVIIe siècle. Il n'en reste pas moins que la conjonction dont nous parlons marque une véritable étape.  

 

"Cet effondrement a représenté une grande perturbation pour ceux qui croyaient en une positivité de l'Union soviétique. Pour tous ces croyants, la perte du modèle n'a laissé qu'une négativité : celle exprimée à l'encontre des Etats-Unis, du capitalisme, de "l'impérialisme". Cette négativité est du reste beaucoup plus faible que la positivité soviétique, puisque le marché, en tant que tel, n'est pas contesté. On dit : il faut le limiter, le contrôler... mais on ne le met pas en cause. La négativité portait sur le côté impérial des Etats-Unis. Beaucoup de gens, pas seulement des supporteurs de l'URSS, mais des gens pensant qu'il y avait quelque chose à tirer de cet héritage, se sont retrouvés orphelins. Pas seulement les communistes.

"Les Etats-Unis forment un empire très ambigu. Ce qui est curieux, c'est que, si l'on prend l'Empire romain, qui est un empire né de la conquête la plus horrible, la plus violente, il aboutit au bout de deux siècles à l'édit de Caracalla, qui donne la citoyenneté à tous les habitants de l'Empire, quelles que soient leur nationalité, leur ethnie. Or, pour les Etats-Unis, le processus est inverse. Ils commencent par l'édit de Caracalla : ils donnent à tous les émigrés, d'où qu'ils viennent, la nationalité américaine, et sont en cours de vouloir se transformer en empire, sans avoir la même rigueur que l'empire soviétique ou nazi. Bien entendu, cet empire, surtout à l'époque de la guerre froide, a pu être très dur. C'est pourquoi les tenants de la démocratie - la démocratie est un thème sorti victorieux de l'effondrement du "socialisme réel"- peuvent critiquer les limites de la démocratie américaine, mais ils ne peuvent pas discréditer totalement le système américain.  

 

"Le thème de la démocratie est "porteur", il est très fort là où il y a la dictature, la servitude, et pas de liberté. Dès qu'on acquiert un minimum de libertés, cette démocratie-là paraît aussi banale que le pain ou l'oxygène.  

 

- Une fois réalisée, la démocratie n'est plus un projet...

- On peut dire : la démocratie n'est pas assez étendue, ce qui est tout à fait vrai. Mais ça ne va pas soulever les grèves et les grands espoirs. Dans ce nouveau contexte où, apparemment, il y a hégémonie de cette mondialisation technique, économique, occidentalisante, apparaissent en même temps des phénomènes contraires. Ils avaient déjà commencé à se manifester, mais jamais avec la virulence de ces dernières années. Ce sont les poussées nationales ou nationales-religieuses. La fin du XXe siècle a été marquée par l'échec de la transformation des empires en confédérations. Et ces poussées, quand elles se réveillaient, avaient quelque chose de très "vilain". Car elles se nourrissaient de souvenirs d'atrocités commises pendant la seconde guerre mondiale, chez les uns et chez les autres.  

 

- Voire plus loin dans le passé.

- Cette aspiration à la nation est un grand thème né en Europe dès le XIXe siècle avec les nationalités, mais qui s'est répandu sur la planète. Dans le fond, c'est le cadeau involontaire qu'a fait l'Europe dominatrice aux pays colonisés. Alors que les grandes nations européennes étaient multiethniques, faites de rassemblements successifs, on assiste aujourd'hui à l'émergence de nations monoethniques avec souvent un lien entre base ethnique et base religieuse. Double virulence. Le communisme a été une religion de salut terrestre et, dans le vide qui s'est créé, la nation constitue sa propre religion, avec son culte, ses héros, ses cérémonies...  

 

"Vous avez donc ce processus mondial de dislocation, de balkanisation, où la seule exception est l'Afrique du Sud. Je crois que, si le parti de Mandela n'a pas poussé à la ségrégation, comme partout ailleurs, cela tient au fait qu'il a gardé l'humanisme inclus dans l'héritage marxiste. Si Mandela n'avait pas été communiste, il aurait été nationaliste noir. Il ne l'a pas été parce qu'il a gardé un héritage humaniste et universaliste.  

 

- Ce sont les restes de ce que vous appelez la "positivité", non pas de l'Union soviétique, mais du marxisme.  

 

- Exactement. L'héritage du fond humaniste d'où est issu le marxisme avec l'internationalisme et toutes ces choses-là. En fait, il y a une désintégration de cet héritage humaniste et universaliste qui, pourtant, était porté par des partis très puissants, communistes et socialistes, qui, les uns et les autres, se sont fait "bouffer" par la nation.

"Voilà donc des éléments contradictoires : une évidente occidentalisation du monde et une anti-occidentalisation non moins évidente, focalisant sur l'Amérique les ressentiments qui se sont détournés d'une Europe un peu en retrait. Un mouvement qui consiste à vouloir prendre de l'Occident les messages de démocratie, droits de l'homme, droit des femmes, etc., et, pour sauvegarder les cultures, les traditions, un contre-mouvement intégriste non moins fort.  

 

C'est un stade apparemment chaotique. Quelque chose de nouveau est issu de cette mondialisation, laquelle mondialisation techno-économique s'est doublée d'une mondialisation des mafias. La mafia est un système mondial. Le terrorisme également. En revanche, avec les ONG, nous voyons très bien des poussées de mondialisation de mouvements féminins, de droits de l'homme, des mouvements en fait néo-mondialistes. C'est une erreur d'appeler "antimondialisation" tout ce qui s'est tramé à partir de Seattle ou de Porto Alegre. C'est une autre forme de mondialisation. Mon diagnostic est peut-être erroné, mais je dirais que, si la mondialisation peut être considérée comme le stade ultime de l'époque planétaire, qui commence au XVIe siècle avec la conquête, la prédation, l'esclavage, aujourd'hui, la mondialisation est le stade premier de l'émergence d'une société-monde, inégalement embryonnaire.  

 

"La mondialisation territorialisée avec la communication fait qu'il existe un territoire commun inconnu il y a encore quarante ans. Il y a un réseau de communication permettant de constituer une société-monde. Il y a une économie mondiale, mais qui ne dispose pas des contrôles, des régulations, ni même d'une orientation. Je crois que la crise de l'économie libérale a commencé. Un peu partout, on reconnaît que les Etats peuvent jouer un rôle. Bien entendu, il manque les institutions permettant de s'orienter vers une société-monde. Il existe une tentative de créer des instances de décision pour les problèmes fondamentaux : par exemple, pour le droit pénal international ou les problèmes de la biosphère avec le protocole de Kyoto. Ce qui est paradoxal, c'est que les Etats-Unis tantôt semblent objectivement concourir à cette émergence d'institutions de régulation mondiale, tantôt font tout pour l'empêcher. Ils jouent un rôle ambivalent. D'un côté, Bush prêche la croisade, et, de l'autre, il va à la mosquée...  

 

- Cette contradiction existe aussi dans les mouvements de la "néo-mondialisation", ce que vous avez appelé une "internationale citoyenne en gestation".  

 

- Ce mouvement pour une autre mondialisation est en effet très hétérogène. En plus, il s'est fait noyauter par différents groupuscules. Mais c'est quand même intéressant, cet embryon de Tribunal international, cette histoire de Kyoto. Il y a un territoire commun parce qu'il y a une communauté de destin. Le 11 septembre est un élément qui, à la fois, devrait intégrer les Etats-Unis dans la communauté de destin, puisqu'ils se sont montrés vulnérables, et, en même temps, faire penser que nous sommes tous embarqués sur le même bateau. En faveur de cette idée de citoyenneté de la planète, nous voyons ces mouvements d'avant-garde, les ONG, Médecins du monde, Greenpeace, etc. Il est, en revanche, curieux que la gauche socialiste, d'où est né l'internationalisme, soit tout à fait balbutiante devant cette situation. Peut-être n'a-t-elle aucune perspective politique ? Peut-être est-elle complètement déphasée et n'a- t-elle plus rien à dire ?  

 

"Al-Qaida est un élément nouveau de cette société-monde. Car c'est non territorial, c'est planétairement ramifié et cela devrait conduire à opposer l'idée d'une politique de la civilisation à l'idée de guerre des civilisations. Des Etats-Unis plus rooseveltiens auraient pu pousser dans cette idée néo-universaliste.  

 

- Avec l'Union soviétique, il y avait une territorialisation de l'idéologie internationaliste. Etait-il nécessaire qu'avec l'effondrement de l'URSS, c'est-à-dire de l'organisation, s'effondre aussi la foi ?  

 

- Le phénomène d'érosion de la foi avait commencé dans beaucoup de régions, dont la nôtre, dans les années 1970, au moment où le message dissident, à l'époque du Goulag, de Soljenitsyne, s'impose. Un changement s'opère dans une grande partie de l'intelligentsia française comme dans d'autres pays. C'est l'époque où la Chine se ridiculise avec l'histoire de la "bande des quatre", projet grandiose du socialisme qui prend un aspect absolument grotesque ; cela va être suivi par le post-maoïsme qui prosaïse la Chine à l'égard de ses anciens admirateurs ; le Vietnam, objet de tant d'enthousiasmes, suscite des désillusions ; le Cambodge devient un monstre ; quant au petit paradis de Castro, il faut être drôlement anti-yankee pour continuer à y croire... Le lent dépérissement de la religion communiste était en marche, l'implosion finale, celle de l'URSS, donne le coup de grâce.  

 

"Il y a même un rejet du marxisme, qui ennuie parce qu'il ne répond plus à une foi. Je n'exclus pas qu'à partir de Marx on puisse ressusciter une nouvelle foi. Il y a eu dans le passé plusieurs "retours à Marx", pas toujours très réussis. Il y a eu le marxisme qui attendait le salut des prolétaires. Etant donné que les prolétaires industriels ne faisaient pas le boulot, on s'est tourné vers les prolétaires du tiers-monde, qui, en fait, ne répondaient pas à l'appel prolétarien mais à l'appel ethnique et national... La crise du marxisme semble très profonde, mais Marx va ressortir. Est-ce qu'un nouveau mouvement pourra faire une sorte de synthèse en prenant des éléments de Marx et d'autres choses ? On ne sait pas. De toute façon, il y a le vide. Depuis longtemps, la social-démocratie s'était vidée de toute substance onirique. Le communisme, le trotskisme, ce sont des résidus.  

 

- Vous avez été membre du Parti communiste et vous avez vécu un moment d'harmonie...  

 

- Non, non !

- ... jusqu'en 1945, un moment d'harmonie intellectuelle et idéologique ?

- Jusqu'à la Victoire, oui.

- Jusqu'au moment où vous vivez l'explosion de toutes ces certitudes ?

- Pas seulement l'explosion. Je me suis dit : "Puisque je me suis trompé, d'où viennent ces erreurs ?" A ce moment-là, je me suis posé le problème de la prolifération des erreurs et des illusions, pas seulement chez moi, mais chez les humains, et cette idée m'a poussé à faire la... Méthode, c'est-à-dire non pas "ne jamais se tromper" mais "comment accepter de lutter contre l'erreur et l'illusion". Il y en a quelques-uns comme moi, nous avons pensé pendant la guerre que la démocratie était incapable d'apporter quoi que ce soit. Pourquoi ? Parce qu'on a vécu, avant la guerre, la crise de la démocratie en France, le 6 février 1934.  

 

- A l'époque, vous étiez adolescent ?  

 

- Oui, mais, à ce moment-là, la politique est entrée dans nos classes. Je n'étais pas communiste, j'étais plutôt du côté anarchiste, trotskiste ! Je connaissais tous les arguments sur les procès de Moscou. L'illusion que j'ai eue, comme certains de mes amis, était de croire que "tous les vices de l'Union soviétique venaient de l'encerclement capitaliste", ou que nous avions affaire à la ruse de la raison qui avait déjà dit, avec Hegel : "Napoléon croit conquérir l'Europe, mais, en réalité, il apporte le droit civil." Tout cela fonctionnait bien jusqu'à la Libération, et puis ça a cessé avec le jdanovisme intellectuel et la guerre froide. Et, surtout, mon dégoût a été provoqué par les procès Slansky et Rajk. Après 1948, je n'avais pas repris ma carte du parti, mais je n'osais pas dire que je l'avais quitté. Je m'étais émigré à l'intérieur et je n'osais pas sortir du cocon. Puis un jour j'ai été exclu. Je suis allé à cette réunion comme un bœuf va à l'abattoir. Je n'ai pas osé dire : "Mais, camarades, je ne suis plus membre du Parti, je n'ai pas ma carte !"  

 

- La particularité du mouvement communiste ne tenait-elle pas dans une coïncidence entre l'idéologie, la religion, l'Etat, le parti, une nation au moins en formation, un empire ? Même si l'on revient au marxisme, il est très peu probable qu'on retrouve la conjonction de tous ces éléments.  

 

- Exactement. Car le pseudo-marxisme de l'Union soviétique a réussi ce paradoxe : tout en s'engloutissant dans l'Union soviétique, dans la nation russe et même dans la nation soviétique en formation, il gardait un aspect internationaliste. L'international travaillait au profit de l'URSS ; l'URSS, elle-même, était supposée travailler au profit des prolétaires du monde entier. Il y avait partout une sorte de double identité. Dans la Résistance, nous avons vu cela : on pouvait être patriote et partisan du communisme soviétique.  

 

- On pouvait être résistant français, militant antifranquiste, guérillero angolais ou latino-américain, rebelle philippin ou indonésien, et s'appuyer sur un même pôle de références idéologiques, et bénéficier du soutien, plus ou moins affirmé, de l'Etat soviétique, de l'Organisation centrale.  

 

- Et tout cela se disloque... La désintégration de la religion terrestre qu'a été le communisme cède la place à un élan vers des religions anciennes, la formidable renaissance de la religion orthodoxe en Russie et la montée de l'islam. C'est un retour à l'identité religieuse et/ou ethnique - avec des poussées fortes. La crise d'une religion de salut terrestre, la peur de perdre une identité dans un processus d'homogénéisation, à la fois réel et imaginaire, plus la perte du futur, c'est-à-dire de toutes les grandes espérances que pouvait apporter l'idée de progrès occidental, et l'échec, dans tous ces pays, de tous les modèles de développement, tout cela provoque un retour vers le passé, surtout quand le présent est un présent d'angoisse ou de frustration. En Europe occidentale, peut-être parce que les angoisses et les frustrations sont moindres, il n'y a pas ce phénomène. Encore que la religion se porte bien, mieux que l'institution religieuse...

"N'empêche que le vide reste. Dans le monde islamique, beaucoup ne veulent ni du fondamentalisme ni de l'imitation stricte de l'Occident ; le monde de l'islam est aussi dans ce vide.  

 

- Il n'y a plus d'utopie ?  

 

- Beaucoup disent que les grandes causes, c'est terminé, et que nous avions de la chance, car, de notre temps, il y avait des grandes causes.

" Mais, aujourd'hui, c'est l'époque de la plus grande des causes : il y a un problème de vie ou de mort pour l'humanité. La grande cause, c'est de civiliser la terre, ce que j'avais appelé Terre-Patrie. Mais cela ne prend pas.

- Cela ne prend pas... de forme militante ?

- Non, cela ne prend pas. Il n'y a pas de cristallisation mentale. On ne sent pas assez que nous sommes tous liés par cette communauté de destin, par cette unité humaine à travers nos différences. Ce n'est pas vécu. Je suis frappé de voir ce vide, et en même temps la présence potentielle d'une cause formidable qui n'est pas assez vécue, pas assez ressentie.  

 

- L'effondrement du marxisme n'est-il pas une mise en garde contre toutes les utopies ?  

 

- Oui. J'avais un ami de l'époque soviétique qui me disait, en 1988 : "On a chez nous réalisé la perfection, le socialisme de caserne."L'utopie du socialisme de caserne ! Je ferais la différence entre la bonne et la mauvaise utopie. La mauvaise utopie est celle qui prétend apporter l'harmonie de tous, la transparence totale.

- ... la transparence absolue de l'homme désaliéné.  

 

- Voilà. Il est évident qu'imposer par la force cette conception conduit à l'horreur ! La mauvaise utopie est celle qui prétend réaliser le bonheur. Une bonne utopie est une utopie civilisatrice, les pieds sur terre. Puisque les Etats nationaux ont réussi à liquider les guerres entre les féodaux, l'Europe peut réussir à surmonter des siècles de guerre ! Utopie d'une paix générale, pas comme Kant, qui parlait de paix perpétuelle, il n'y a plus de perpétuité... La bonne utopie, c'est une chose qui n'est pas réalisable pour le moment mais qui a une possibilité dans le réel. "Que tous les humains puissent manger à leur faim", cela me semble une utopie très correcte. Avec ou sans OGM, c'est tout à fait réalisable.  

 

- Il n'y a pas d'organisation structurante pour cette utopie positive ?  

 

- Non. Il est difficile de trouver une structure. A Seattle comme à Porto Alegre, ils ont compris qu'il fallait une réponse mondiale à un défi mondial. C'est très bien. Mais lier des gens qui, quand même, ont des intérêts fondamentaux différents, Africains, Européens, etc., c'est difficile ! L'idée de la nécessité de civiliser la Terre, d'en faire une patrie, voilà ce qui manque. J'ai cette idée, et c'est parce que je l'ai que je sens que ça manque.  

 

- Même chez ceux qui ressentent ce manque, la fin de l'URSS a tué la croyance dans une structure totalisante ?  

 

- Oui, c'est sûr. D'ailleurs, ceux qui pensent en termes néo-mondialistes, ce ne sont pas des gens qui aspirent à un Etat mondial et à un gouvernement mondial. L'aspiration est plutôt une forme de confédération mondiale, avec des instances diverses pour des problèmes fondamentaux, l'ONU pour régler les conflits, qu'elle ait une force pour s'interposer, par exemple, entre Israël et la Palestine. On a besoin que l'écologie ait une instance de décision pour la biosphère, une autre pour contrôler la destruction de toutes les armes nucléaires, etc. C'est cela qui fait besoin, je crois même qu'il serait mauvais de souhaiter un super-Etat.  

 

- Il y a doute non seulement sur la foi, mais sur l'institution ?  

 

- Nous sommes dans une époque où il n'y a pas eu seulement les organisations totalitaires, c'est-à- dire soudées par un contrôle policier très strict. Vous avez aussi l'organisation bureaucratique et technique, dont on ressent les effets pervers. Chacun est dans une alvéole hyperspécialisée. Mais, là encore, l'ouverture du marché mondial oblige un certain nombre d'entreprises à se poser les problèmes de la complexité. Il faut avoir des stratégies, pas des programmes rigides. Tout cela est très timide, mais je crois quand même qu'il y a une réaction antibureaucratique.

- La découverte de la complexité est aussi la découverte des contradictions qui ne se résolvent pas dialectiquement...

- Qui ne se résolvent pas par une synthèse !

- Restent des contradictions.

- Qui peuvent être aussi productives parce qu'on peut dire qu'une démocratie, c'est le choc des opinions qui peuvent produire quelque chose. Je suis persuadé de ce que dit Pascal : "Le contraire d'une vérité profonde, c'est une autre vérité profonde." Dans les thèses de nos ennemis, il y a une vérité. Proust disait que dans l'antisémitisme il y a une vérité devenue folle. Voilà ce qu'il faut essayer de voir.  

 

- Le fondamentalisme islamique peut-il prendre la place de la religion, laissée vide par le soviéto-marxisme ?  

 

- L'islam s'est montré historiquement beaucoup plus tolérant que le christianisme ; le christianisme a exclu l'islam et même les juifs, alors que l'islam a toléré chrétiens et juifs, pas seulement en Andalousie, mais dans l'Empire ottoman, pendant des siècles. Ce que n'a pas vécu le monde islamique, ce sont ces siècles qui ont permis au monde européen chrétien de rejeter le christianisme vers la sphère privée et de créer un espace de laïcité qui, par la suite, a produit de la pensée, de la philosophie, de la politique et de l'Etat. C'est cela qui a manqué à l'islam, à l'exception de la Turquie.  

 

- La modernité, c'est justement cette séparation de la religion et de l'Etat ?  

 

- La modernité est difficile à définir, mais, historiquement, c'est un des éléments, un autre étant la croyance au progrès. Ce sont des éléments de la modernité qui ne fonctionnent plus ; ils sont valables mais ils sont en crise.  

 

- N'y a-t-il pas dans l'islam politique certaines des composantes qui ont fait le succès de l'URSS, la capacité de créer une surréalité, à laquelle les gens finissent par adhérer, une sorte de schizophrénie, un système qui fonctionne en dehors de la réalité ?  

 

- A mon avis, c'est une forme très provisoire. Regardez le cas de l'Iran, qui a subi un régime très dur. La société civile, parce qu'elle n'est pas organisée politiquement, vomit le système à la base. Les femmes ne sont plus voilées, elles commencent à se farder, les étudiants, les jeunes manifestent... J'en arrive presque à un paradoxe : de même que l'expérience du communisme stalinien a été profondément libératrice pour cesser de croire à cette illusion, de même que ceux qui l'ont vécue ont été les plus désabusés, de même l'expérience de cet islam intégriste ne peut pas, à mon avis, durer. Ne serait-ce qu'à cause des formidables aspirations de la jeunesse qui vit dans un bain de culture planétaire. Et vous avez le problème des femmes. Regardez en Afghanistan !  

 

"Une idée intéressante, qui aurait pu être féconde, encore qu'elle fût une idée de Ben Laden, c'était de reconstituer le califat, c'est-à-dire un vaste espace de civilisation islamo-arabique, qui, par là même, aurait surmonté les différences nationales. Un peu comme pour l'Europe. Sur la base du "benladénisme", c'est évidemment épouvantable. Mais il y a quelque chose de fécond dans l'islam, dans une perspective éventuellement démocratique, c'est l'idée d'"ouma", cette communauté des croyants. Si vous la "débenladénisez", cela ne me semble pas a priori une idée négative. Je suis pour les grandes confédérations.  

 

- En 1990, parlant de l'URSS, vous écriviez : "Le legs du XXe siècle annihile le pseudo-avenir radieux (...). Le message réconfortant de l'avenir, c'est que l'avenir radieux est mort."

- Même l'Occident ne peut apporter d'avenir radieux.

- C'est aussi la fin de la croyance dans le progrès de l'histoire.

- Moi, je crois en des possibilités de progrès humain. Mais un progrès, même établi, n'est jamais irréversible. Dans les pays d'Europe, la torture avait été éliminée à la fin du XIXe siècle et, au XXe siècle, on a torturé un peu partout. Je crois qu'un progrès peut être régénéré. Je crois que l'humanité peut arriver à un stade meilleur ou moins mauvais. En réalité, la crise du progrès commence déjà dans les années 1970, et la crise du communisme commence aussi à cette époque.  

 

- Qui a gagné ?  

 

- C'est l'humanisme et c'est la Révolution française. Elle a battu la Révolution russe à plate couture."  

 

Propos recueillis parAlain Frachon et Daniel Vernet


EDGAR MORIN

 Né le 8 juillet 1921, à Paris, dans une famille juive émigrée de Salonique. Résistant, Adhère au Parti communiste français en 1942. S'éloigne dès 1948 et est exclu en 1951. Sociologue. Se définit comme un "braconnier des savoirs". Entre au CNRS en 1950. Vingt ans plus tard, il est directeur de recherche. Enseigne aux Etats-Unis et en Amérique latine.


Bibliographie

L'An Zéro de l'Allemagne, La Cité universelle, 1946 ;

L'Homme et la Mort, Corréa, 1951.

Le Cinéma, ou l'homme imaginaire, Minuit, 1956.

Autocritique, Julliard, 1959 (réédité au Seuil en 1991).

Introduction à une politique de l'homme, Seuil, 1965.

Le Vif du sujet, Seuil, 1969 (épuisé).

La Rumeur d'Orléans, Seuil, 1969 (épuisé).

Le Journal de Californie, Seuil, 1970 (épuisé).

Le Paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973.

L'Esprit du temps, Grasset, 1975.

La Vie de la vie, Seuil, 1980.

Pour sortir du XXe siècle, Fernand Nathan, 1981 (épuisé).

Science avec conscience, Fayard, 1982 (épuisé).

De la nature de l'URSS. Complexe totalitaire et nouvel empire, Fayard, 1983.

Le Rose et le Noir, Galilée, 1984.

Sociologie, Fayard, 1984.

Penser l'Europe, Gallimard, 1987.

Vidal et les siens, Seuil, 1989 (avec Véronique Grappe-Nahoum et Haïm Vidal Sephiha).

Introduction à la pensée complexe, ESF éditions, 1990.

Terre-Patrie, Seuil, 1993 (avec Anne-Brigitte Kern).

Mes démons, Stock, 1994 (épuisé).

Une année Sisyphe, Journal de la fin du siècle, Seuil, 1995.

Une politique de civilisation, Arléa, 1997 (avec Sami Naïr), 252 p., 16,77 € (110 F).

La tête bien faite, Seuil, 1999, 154 p., 14,94 € (98 F).

Les Sept Savoirs nécessaires à l'éducation du futur, Seuil, 2000, 142 p., 14,48 € (95 F).

La Méthode, Seuil, le premier tome est paru en 1977, le cinquième au mois de novembre 2001.

L'humanité de l'humanité, 300 p., 21,50 € (141,03 F).

Une biographie "intellectuelle" d'Edgar Morin vient de paraître également aux éditions du Seuil : Le Fil des idées, de François Bianchi, 414 p., 19 € (124,63 F).

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.12.01 du Monde   

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